L'hiver est arrivé à pas de loup. Pas de grands éclats, ni de brusques frimas : seulement de petites touches, arbres dénudés et oiseaux qui viennent quémander aux mangeoires. Et surtout les nuits, si vite arrivées et lentes à céder la place aux lueurs du jour. Les maigres illuminations dans la campagne, les devantures éclairées et la sonorisation des rues des villes tentent de donner le change : les fêtes de fin d'année approchent, moyen de conjurer par les rites religieux ou non, agapes, musique, lumière d'un feu ou d'une guirlande, le passage inquiétant du solstice d'hiver...
Enregistré à la fin des années 80 sous le label Le Chant du Monde, l'Ensemble Faux-Bourdon choisit de mêler de façon concertante la cornemuse et l'orgue pour servir Où vont ces gais bergers ?, un noël repris par Jean-François Dandrieu du répertoire de son oncle Pierre, à qui il a succédé à la tribune de l'église Saint-Barthélémy en 1733. Lèva te vite, Bertomieu (Lève-toi vite, Bathélémy-Pays de Lodève), Ontwaekt Loopt (Eveillez-vous, accourez, ô bergers-Flandre), Les bergers vinr' pa dozaines/li aporter leurs aubaines/L'un li aportot à boire/L'aut' li aportot des poires (C'estôt la veill' don Noë-Ardennes)... musique, enluminures, peinture, statuaire religieuse ou profane présentent l'image du berger musicien. "Pourquoi toujours des bergers ? On ne voit que ça partout" demande Monsieur Jourdain au Maître à danser. Et celui-ci de répondre : "Lorsqu'on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que, pour la vraisemblance, on donne dans la bergerie" (Le Bourgeois Gentilhomme-Molière). Une bonne raison pour aller voir ce qui a pu unir, dans la société traditionnelle de notre région, pastoralisme et musique !
Dans Le Bon Berger édité en 1339, le maître-berger Jehan de Brie écrit le métier de la garde des brebis est très honorable et de grande dignité. Consignant ses recommandations sur l'élevage des moutons, il détaille les tâches dévolues au berger et l'équipement qui convient à son travail. Il conclut ses recommandations en dressant la liste d'un instrumentarium pastoral " des instruments doit avoir le berger, avec ses flaiaux, pour soy esbattre en mélodie. C’est assavoir, fretel, estyve, douçaine, musette d’Alemaigne, ou autre musette que l’en nomme chevrette, chascun selon son engin et subtilité...
On retrouve cette originalité dans les termes employés de nos jours pour déterminer le type d’instruments alors que le nom ou l’appellation locale passent souvent par le dialecte ou le patois pour le singulariser. Lionel Dieu et Pierre-Alexis Cabiran (association APEMUTAM) utilisent le terme muse pour qualifier un grand nombre d’instruments à anches simples de l’époque romane. Jusqu’au XII ème siècle l’instrument était joué à la bouche : l’anche tantôt protégée par une «capsule» faite en corne, en coloquinte ou en bois, ou tenue en bouche joues gonflées selon la technique de la respiration circulaire appelée souffle continu. Entre le XII ème et le XIIIème apparaissent les premiers dispositifs de réserve d’air, la muse devient muse-au-sac grâce à la vessie de porc ou de bœuf qui lui est accolée. Ces muses précèdent les cornemuses qui s’en distingueront par la perce conique du hautbois et l’utilisation d’anches doubles plus puissantes, le sac pouvant être équipé de bourdons d’épaule. Il est délicat d'interpéter l'iconographie des «cornemuses» médiévales, au vu de la variété des instruments qui cohabitent, un sac et un tuyau ne suffisant pas à définir une cornemuse ! Ni une cornemuse, un berger : tailler un flutiau cylindrique ou une muse dans un morceau de branche, pour un berger, peut se faire en ayant un bon couteau et un minimum de connaissances mais il en est autrement des instruments à perce conique qui demandent une technicité plus élaborée et un véritable savoir faire artisanal...
Le
Musée des Instruments de Musique (Bruxelles) présente trois
muchosacs du Hainaut.
Rémy Dubois, musicien, facteur de cornemuse et chercheur, rappelle avec humour dans le
livret accompagnant le cd Cornemuse Picarde comment deux de ces instruments, achetées par le musicologue/collectionneur
César Snoeck à la fille de l’un des frères Piron, dans les années 1878, faillirent quitter définitivement la Belgique : au décès du collectionneur, la presque totalité de la collection est rachetée par le Tsar de Russie et l’Empereur d’Allemagne pour la somme astronomique d’un million de francs, le musée n’ayant pas donné suite à la proposition d’acquisition. Revirement rocambolesque, des mécènes de Mons permettent qu'une partie de la collection comprenant les instruments populaires, dont les deux fameuses
muchosacs, rejoigne ses collections.
Hubert Boone, chercheur, musicien, les sort des réserves du musée, les identifie et enquête sur les instruments. Il rencontre Joséphine, fille de Thomas Piron ; elle se souvient très bien avoir entendu jouer son père et son oncle, accompagnant quelques dizaines de pèlerins dont certains bergers, aux processions de Bon Secours, Oosttakker près de Gand ou du
Fiertel à Renaix... La troisième
muchosac acquise en 1972 par Rémy Dubois auprès de Marcel Lehon, a été léguée au MIM. Elle établit aussi un lien avec les bergers, Marcel étant le petit fils du berger Charles-Louis Lehon qui en jouait à la fin du XIX ème siècle. Enfin, il faut également évoquer la cornemuse du berger
Alphonse Gheux, dont il ne reste qu'une photo datée de 1885, Alphonse Gueux ayant jeté au feu la sienne. Et Rémy Dubois de soulever cette question
«Sur les quatre il y en a eu deux qui étaient jouées par des bergers. Lehon et Gueux étaient bergers. Les frères Piron étaient ébénistes. C’est interpellant, mais quand bien même l’idée me plairait énormément, ce n’est pas suffisant pour affirmer qu’il y avait une musique spécifique au métier de berger ...»
Evoquer les bergers-musiciens de la région oblige à rappeler la place des moutons au nord de la France. Au Moyen-Age, les ovins constituent l'écrasante majorité des cheptels, et la fortune d'Arras, Amiens, Abbeville... se construit sur la transformation de la laine. Les autorisations de pâturage et baux de fermage renseignent sur l'importance des troupeaux : 3000 ovins en 1251 au prieuré de Crepy en Valois (Oise), 2000 à l'abbaye de Longpont (Aisne), 500 têtes en 1315 à la ferme de Bonnières (Pas de Calais), dépendance de l'évêque d'Arras, les moyennes allant de 300 à 800 têtes. La limitation de 10 à 25 moutons par manant dans les autorisations de pacage à Rue (Somme), Cuesmes ou Quaregon (Hainaut) indique les extrêmes de la société...(L'élevage dans le nord de la France-G.Bruel). Malgré la réduction du cheptel, les épidémies, les guerres, l'élevage reste une composante essentielle de l'agriculture jusqu'au au XIXème siècle. En 1733, on dénombre 67 163 têtes rien que pour l'arrondissement d'Avesnes (Hainaut); et l'Aisne compte 1 177 117 ovins en 1866... soit 2 par habitant ! Les bêtes se nourrissent, en dehors de l'hiver, des jachères et éteules d'après moissons, déposant en contrepartie un amendement gage des récoltes ultérieures.
Si les enfants gardent animaux de basse-cour et cochons, le troupeau de moutons, "partie la plus importante de la fortune du fermier" (Livre de Laurent Borniche, Ferme de Lionval-1810) est confié, selon sa taille à un, voire plusieurs bergers conduits par un maître-berger, ou encore au pâtre communal. Charge à eux de le surveiller, soigner et protéger. La belle saison venue, le berger vit dans les champs, avec ses chiens fidèles, dont la sagacité est proverbiale. Dans le silence de la solitude, en présence de la nature, il médite, il note ses observations... le sous-préfet aux Comices agricoles de Soissons (Oise) en 1849 se fait lyrique. Mais le berger inspire aussi de la défiance : au centre des conflits concernant le droit de pacage, il vit en marge, avec ses bêtes et son chien, suspecté pour son indépendance et la connaissance des plantes qu'il sait utiliser pour ses bêtes... Se louant le plus souvent à l'année dans les fermes, les bergers sont nombreux : pour exemple, les recensements successifs de la commune de Dampleux (Aisne), avec ses 240 habitants, en donnent 3 en 1700, 7 (1720), 13 (1740), 7 (1760), 9 (1780)...
Les bergers s'organisent très tôt en confréries, placée sous la protection d'un saint patron. Celui-ci fait la part belle au particularisme local : saint Michel et saint Barthélémy se partagent les faveurs des bergers du Haut Rhin, saint Roch celles des niçois, sainte Germaine en Ariège... En Artois, Hainaut et Picardie, c'est saint Druon
(appelé/prononcé aussi Drogon
, Dragon
, Drillon
) qui est choisi ! Des bergers l’saint patron, si te l’sais point, ch’est Saint Druon chante José Ambre. Mais de ce saint, on sait en fait peu de choses... Célestine Leroy, professeur à l'Ecole Normale d'institutrices d'Arras, présidente du Comité Artésien de folklore et chercheuse, qui publie dans les années 50 Saint Druon, patron des bergers et thaumaturge au pays d'Artois
dit de lui : il appartient à la légende plus qu'à l'histoire. Il nous est surtout connu par des hagiographies, dont plusieurs sont anonymes.
Parmi les sources citées par la chercheuse, la plus ancienne est celle de Jacques de Guyse, (1336-1399), dont on peut lire une réédition de 1855 avec traduction française. Druon serait né en 1118 à Epinoy, dans la contrée de Cavenibant, (une erreur de copiste, Epinoy étant situé à côté de Camphin en Carembault) orphelin de riches parents, son père étant décédé au moment de sa naissance et sa mère morte en couches. De la légende, on retiendra une jeunesse pieuse, et la rupture à 16 ou 17 ans avec la fortune familiale, pour remplir la fonction de berger à Sebourg (Hainaut), à quelques kilomètres de Valenciennes. Il y passe 6 ans, se faisant remarquer par sa piété. Après 9 pèlerinages à Rome, rentré à Sebourg, atteint d'une "descente d'intestins" , il s'installe comme reclus dans une cabane adossée à l'église. Vénéré de son vivant par les paroissiens, il meurt en 1186. Le corps ramené vers Carvin à la demande de la famille, s'immobilise miraculeusement à la limite du village, obligeant à procéder à l'inhumation dans l'église de Sebourg. Souvent enjolivé, le texte de de Guyse sera l'objet de nombreuses versions éditées en brochures populaires, internet perpétuant aujourd'hui la légende par le jeu de reprises ou d'extrapolations, comme celle de "créateur d'écoles de bergers en Flandre et en Champagne", qu'aucune source à notre connaissance ne vient étayer.
On va "servir" le saint, pour demander la guérison de la goutte, la gravelle (calculs), des hernies, de l'incontinence, voire l'impuissance, par analogie ou extension avec la maladie dont il était affecté, ou encore pour une délivrance heureuse en relation avec les conditions de sa naissance. Mais il est aussi servi comme guérisseur des troupeaux, et trouve à ce titre sa place comme patron des bergers. Saint Dru, Saint Druon,/ Préservez no vache, no cochon./ Pi no baudet, Pour aller à l'éteu à Epretet
, avait-on coutume de dire à Vasseny (Aisne)... Invoqué en premier lieu au tombeau, à Sebourg, et à Carvin, lieu de naissance, il est aussi l'objet de pèlerinages qui couvrent un large territoire : Artois ( Douai, Vis en Artois, Bénifontaine...), la Picardie actuelle (Vasseny...), Avesnois/Cambrésis (Cambrai, Forest, Prisches, Le Favril...), Champagne Ardennes (Warmériville...), Hainault belge (Antoingt-Péronnes...), la référence aux bergers et aux bêtes y étant partout la règle. Le saint peut être imploré à tout moment, mais les processions et pèlerinages restent le cadre privilégié pour servir, les confréries jouant un rôle très actif dans leur organisation. Groupements puissants (la confrérie de Tournai compte 1250 membres en 1652), les confréries de Saint Druon regroupent les bergers, mais ne sont pas réductibles à la corporation professionnelle. Associations volontaires de laïques pour la promotion du culte et de l'entraide de leurs membres, les confréries réunissent compagnons et maîtres, et donc, ici, bergers et fermiers, propriétaires de troupeaux. Ainsi, à Bénifontaine, où la chapelle dédiée à St Druon, frappée par la foudre en 1726, avait été construite avec les dons des bergers et agriculteurs de la région... Des finances qui étaient tirées des dons, mais aussi de la vente de médailles et drapelets que les pélerins achetaient et portaient de manière visible lors des neuvaines, avant de les disposer comme objet de protection dans leurs maisons. Il semble donc discutable de parler de confrérie de bergers de Saint Druon, et encore plus de confrérie de cornemuseux de Saint Druon...
Les pèlerinages, tant à Carvin qu'à Sebourg, attestés dès le début du XVème siècle, amplifient avec l'élévation des reliques en 1612, et leur attribution dans ces deux paroisses en 1630. Le 16 avril, jour théorique du décès et donc de la fête de Druon, étant "occupé" par la fête de Benoît Labre particulièrement vénéré en Artois, les pèlerinages ont lieu le lundi de Pentecôte à Carvin, comme à Vis en Artois où on appelait ce jour lundi de la St Druon, et le dimanche de la Trinité à Sebourg. A Carvin, la procession se dirige de tous temps vers le puits St Druon, chaque pèlerin emportant une, voire plusieurs bouteilles, qui sera donnée à boire aux bestiaux, en cas de maladie. Une eau qui a d'autres vertus : en cas d'orage, on en asperge toutes les pièces de la maison. On l'emploie aussi pour combattre les sortilèges : on en asperge la maison et les personnes maléfiées rapporte Melle Lacomblez, institutrice originaire d'Avion, en 1939 (dossier manuscrit C. Leroy). A Sebourg, aux alentours de 1935, les cultivateurs y viennent toujours encore avec des baguettes qu'ils passent sur la statue du saint couchée sur l'autel, et ils la promènent dessus en allant de la tête aux pieds. Rentrés à la ferme, ils passent ces baguettes sur les bestiaux en allant des cornes jusqu'au bout de la queue ; de cette manière les animaux ne s'égarent pas (Société de recherches historiques de la région d'Hénin Liétard).
Statuaire et
souvenirs de pèlerinage apportent des renseignements sur la représentation de saint Druon que se font ses fidèles, les confréries, ayant un rôle décisif dans le financement des chapelles, oratoires et objets du culte de leur patron. Si on en trouve des statues d'étonnantes factures, comme à
Dechy, gardant des cochons, à
Liessies, en ange relooké, ou encore au
musée de Namur,
terrassant un prédateur, c'est en simple berger qu'il est représenté, portant la tenue pastorale telle que décrite par Jean de Brie : chapeau, houppelande, houlette, panetière, avec souvent une ou plusieurs brebis à ses pieds.
La muchosac Lehon possède un grand bourdon sculpté, dont Olle Geris a fait le relevé. Celui-ci montre un berger dans l’attitude communément représentée sur les drapelets de pélerinage et médailles : un chien à ses pieds d’un côté, un mouton de l’autre, tenant sa houlette, mais détail surprenant, une cornemuse a été sculptée sous son bras gauche. Une inscription indique «SAINT DRUON A S.BOURG», au dessus du toit de l'église, possible souvenir symbolique d’une neuvaine effectuée par le cornemuseux pour servir saint Druon à Sebourg. Mais est-ce bien de «St Druon cornemuseux» dont il s’agit ? Rien n’est moins sûr, aucune autre représentation du saint guérisseur, peinture ou statuaire, ne le montre accompagné d’une muchosac. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées : le sculpteur (s’agit-il du grand père Lehon, berger de son état ?) a pu se mettre en situation, pour marquer l’importance de l’événement, ou bien il s’agit d'une représentation de St Druon, que la licence créative du sculpteur a affublé de cette pipe-en-sac, selon un raccourci artistique tout autant que sémantique : Druon saint cornemuseux; puisque berger et patron des bergers, dont moi, qui suis cornemuseux...
Hier soir ma grand-mère m'a dit : "C'est demain la Saint Druon, et il faudra nous lever de bon heure, car il y a loin d'ici à Epinoy où nous irons". Une lieu, songez-donc... et moi qui jusque-là étais à peine sorti du village !
Jules Breton, qui peint en 1857 La Bénédiction des blés en Artois qui nous livre ic ses souvenirs de jeunesse. Et d'évoquer plus loin, au tournant de la rue, un éclat de soleil piquait la croix d'argent du premier enfant de choeur.... A côté du cortège qui s'avançait, des gamins portaient sur leurs épaules les étais destinés à recevoir les civières des saints devant les reposoirs et dont ils s'étaient emparés après force bousculades, à cause des deux sous qui devaient payer ce service... Puis apparaissaient les saints eux-mêmes, sous de maigres arceaux feuillus et fleuris...
Les processions sont l'occasion de sortir statues, reliques et bannières, selon un itinéraire rituel, qui passe par les lieux du "culte populaire", source, oratoires, chapelles... Sur le tableau signé Ph. d. R. daté de 1823, présenté par Patrick Delaval (TradMag-1996) apparaissent nettement une statue de Druon, suivi de celle de Marie. La scène place au centre, autour de la première statue, deux cornemuseux et un jeune flutiste. Pourtant, la construction du tableau (positions et regards des fidèles, axe de la mitre de l'officiant, croix portée par les enfants de coeur...) pointe nettement le petit oratoire niché dans l’arbre. Est-on à Carvin-Espinoy ? Rien n'indique le lieu du pèlerinage... Il y avait dans un bois proche de Carvin, à Libercourt, un oratoire marial, témoin d'une apparition à un autre jeune berger, autre lieu de pèlerinage, et invoquée pour la protection des étables...
Paradoxalement, les deux cornemuseux, ainsi que le petit flutiste semblent ailleurs, aucun des trois n'étant tourné vers l'arbre. Le tableau gardera beaucoup de ses mystères, sauf peut-être à pouvoir rassembler et étudier finement les travaux et esquisses du peintre évoqués par P. Delaval. La plus petite énigme n'étant pas la place qu'occupèrent les cornemuseux dans les cortèges, nulle cornemuse n'apparaissant en effet sur la lithographie présentant les bergers de Carvin portant les reliques de St Druon, lors de la procession solennelle à l'occasion de la béatification de Benoît Labre... On sait que le clergé eut une attitude changeante vis à vis de ces processions. Derrière l’église... des baraques, tentes, échoppes, charrettes. Les saltimbanques, les croupiers en plein vent, les marchands de figues, d’échaudés et de pain d’épices crient, gesticulent et se trèmousssent rapporte Théodore Bernier en 1878. Assimilées longtemps à des pratiques païennes et de débauche, elles furent brièvement remises au goût du jour au début du XIXème siècle, puis à nouveau décriées ou fortement encadrées, d'autant que, concomitantes aux fêtes votives, ducasses et kermesses, elles étaient suivies de repas, boissons et autres amusements... (Yves-Marie Hilaire-Une chrétienté au XIXème siècle ?- La vie religieuse des populations du diocèse d'Arras). En fut-il de même pour les cornemuses ?
Dans l’évangile de Luc (2, 8-14), ce sont d’humbles bergers, qui reçoivent l’annonce de la naissance d’un sauveur. Dans une des scènes les plus représentatives du cycle de Noël, les bergers sont les premiers
avertis par les anges de la naissance du Christ, les premiers à l’apercevoir, et à porter le message de la nouvelle aux alentours. Présente dès le XIIIème siècle dans les enluminures, l’image du berger-musicien, bon pasteur et
passeur du message céleste sera développée dans la peinture de la renaissance italienne puis partout en Europe. Dans le même temps le pouvoir ecclésiastique organise au sein des églises puis sur les parvis, des
mystères, spectacles de théâtre religieux destinés à l’édification morale d’un public illettré, complétant ainsi l’enseignement des bas reliefs, chapiteaux et vitraux. Les mystères de la nativité donneront à voir le côté merveilleux et surnaturel du texte évangélique, les anges, les bergers, la découverte de la crèche «étable ou grotte», le bœuf et l’âne ... sans oublier la vierge Marie, Joseph le charpentier et le petit Jésus, l’enfançon. La représentation des bergers sera progressivement éclipsée par la présence au premier plan, des
mâges vêtus de somptueux drapés et parures multicolores. Personnages majestueux chargés de cadeaux, ils représentent les peuples non juifs venant faire allégeance au nouveau né. Et le XVIII ème siècle délaisse momentanément le pastoralisme religieux au profit des
bergères et
bergeries, évocation de la vie galante au grand air.
Les mises en scènes de la nativité retrouveront un certain succès à la fin du XIXème siècle. Alfred Demont signale dans la Revue du Folklore Français Tome IV de 1933, qu’aux alentours des années 1800, une cérémonie appelée matines de bergers était très fréquentée à l’église de Valhuon (Ternois). Au moment de l’offrande, des bergers, en tenue d’apparat, accompagnés d’un agneau, venaient offrir au curé un gâteau accroché à leur houlette. La foule voulant voir la scène de près déclenchait débordements et bagarres, tant et si bien que la cérémonie, reconduite une dernière fois en 1807 fut totalement supprimée. A. Demont signale que cette «coutume» se pratiquait dans d’autres régions de France, avec des variantes locales, fête des Bergers en Pays de Caux ou messe de minuit dans l’Aisne.
Pour la Provence, la cérémonie du «pastrage»
fera également partie de ce revivalisme de la nativité, le mouvement félibrige apporte sa contribution à la remise en scène de ces pratiques pastorales au sein d’une crèche vivante.
Emile Condroyer, journaliste, décrit non sans un certain lyrisme dans
Le Journal une
mise en scène de l'office religieux. Une reprise qu’analyse le chercheur Régis Bertrand :
La reprise du principe de l’offrande des Baux dérive d’une initiative d’un groupe félibréen marseillais, les Bons Provençaux, qui multipliait alors les concours de crèches et de pastorales et s’efforçait d’oeuvrer au maintien ou au rétablissement des traditions qu’il jugeait « provençales » et qui lui paraissaient les plus importantes ou les plus séduisantes pour l’imaginaire de ses contemporains. (
Les cérémonies d’offrande à la messe de minuit). Fruit d’une reconstruction minutieuse avec cérémonial «antique», le rite de pastrage reprendra dans ce petit village du Pays d’Arles, après maintes réintroductions, suppressions selon les périodes de l’histoire, au gré de l'intérêt religieux, mais aussi folklorique ou touristique en parallèle à la mise en valeur des ruines de la ville haute...
Noël approche avec son cortège de festivités et d’agapes pour les mieux lotis, des moments de partage plus modestes pour les plus démunis.
Le modeste berger/cornemuseux, chargé d’évocations visuelles et sonores, a traversé l’histoire, nourrissant l'imaginaire collectif d’un monde agro-pastoral presque révolu. Le doux son de sa musette trouvera-t-il écho dans cette société hyper-consommatrice qui veut se rassurer face à un avenir incertain ?
Derniers jours sombres de l’année...
Alors que l’hiver prend ses aises, suivant un rythme calendaire bien établi, que renaisse bientôt la lumière de l’an nouveau !
Un grand merci à Christian Declerck (archives du folk 59-62) pour les échanges sur le sujet de cette page, et la communication de l’article «A la recherche de la cornemuse belge», qu’il fit paraître dans Trad Magazine en 2002.
A écouter :
Tant crie l’on Noël qu’il vient ! Ensemble Faux-Bourdon. Fonti Musicali, 1995 (la suite en ré de Jean-François Dandrieu, extraite de ce cd, est reprise ainsi que deux autres titres sur le cd Baroque Christmas
't is met dees koude winterse dagen. 't Kliekske. Wild Boar Musik, 2000.
Nadals d’Occitània (Chants de Noël d’Occitanie). La Talvera, 2008.
Pastres rintratz vostrei tropeus. Mont-Joia. Le Chant du Monde, 1978.
Air de pèlerinage de Tchonc Clochers (extrait). Remy Dubois, Jean-Pierre Van Hees. Cornemuse picarde, 2015.
Air de St Druon (extrait). Jean-Pierre Hees. Cornemuse picarde, 2015.
Air de procession à Ste Waudru (Extrait). Airs de fête en Wallonie. Fonti Musicali. (collectage réalisé en 1974 par Claude Flagel lors de la procession se déroulant le jour de la fête patronale de Mons en Belgique).
L'extrait chanté par José Ambre est extrait de la chanson L'Hymne des Portefaix.
A lire :
A la recherche de la cornemuse belge. Compte-rendu de l’exposé de Hubert Boon e organisé par l’association belge de joueurs de cornemuse à Neerpelt, le 1er oct. 1995. Trad Magazine, n°85, 2002.
La muchosa, cornemuse du Hainaut. Canard Folk, 2007
Philologie et Folklore Musical. Les chants de pâtres avant leur émergence folklorique. Roger Pinon, 1967.
Cornemuses, miroir, mémoire : les souvenirs du sens. Eric Montbel.
Cornemuses d’Europe et de Méditerranée. MUCEM et sa page sur la muchosa
Hans Jost le jeune et la confrérie des bergers de Basse-Alsace .
L'élevage dans le nord de la France (XIème XIIIème siècles). Ghislain Brunel. Persdée, 1999.
La médecine vétérinaire populaire au Moyen-Age. Le cas de la Picardie et de l’Artois . Didier Boussarie, 2005.
Les travaux et notes manuscrites de Celestine Leroy sur saint Druon sont conservées aux Archives départementales du Pas de Calais.
Procession St Druon. Sebourg. Paroisse ste Maria Goretti du Hainaut, 2010.
Libercourt aux trois églises. Histo Libercourt.
Nos remerciements au Centre de documentation Platelle (Lille) pour la communication du récit de Théodore Bernier.
A regarder :
La musique à travers ses instruments : la cornemuse. RTBF, Mezzo, 1999.
Les vitraux de St Druon à Carvin. ILTV, 2015.
Bonus :
L’annonce aux bergers. Dimo Garcia.
Super Bonus de Noël :
C’est l’hiver, Druonette a quitté les herbages pour la bergerie. Elle a faim...
Cliquez sur l’image, et donnez lui à manger !