Février est parti, aussi doux qu’il avait commencé, faisant mentir le dicton . Il a cédé la place à Mars le guerrier, qui, pour se démarquer, est arrivé avec eun’ bell’ rimée. Mais bien vite la douceur a repris ses droits, les oiseaux dont on dit qu’ils s’accouplent à la Saint Valentin chantent dès le matin. Dans les jardins, les contemplatifs les plus chanceux auront aperçu un jeune bébé rouge-gorge, d’autres se contentent de compter les lapereaux qui bientôt dresseront leur couvert dans les potagers ; les jardiniers préparent les semences, en attendant que se ressuye la terre collante et gorgée de l’eau de cet hiver hors norme...
Chargé comme un baudet... Les ânes de ce troupeau ne le sont pas encore. L’un d’entre eux prend le temps de brouter l’herbe grasse d’une fin de saison, mais celui au premier plan est déjà bâté et transportera bientôt les fagots que rassemblent les petits bergers. Tous portent la bride, accessoire inséparable de l’animal de travail qu’est l’âne. Réputé intelligent, frugal, dur à la tâche et rapide, présent sur tous les continents, l’âne est utilisé depuis toujours comme monture, moyen de transport, ou de traction.
Mais cheminer avec un âne n’est pas toujours de tout repos ! Il est souvent associé à des situations burlesques : ruades, pas de côté... J’avons trouvé de nos amis/J’en avons tant ri/Ils n’étaient pas blancs, mais étaient gris/ Le cul dans une hotte/Sur un âne se sont assis... Dansée lors des cramignons liégeois, la chanson, déjà éditée en 1703 par Ballard, imprimeur à Paris (Brunettes ou Petits airs tendres), conte les mésaventures burlesques de deux amis revenant de Saint Denis, passablement éméchés. Il peut aussi être buté, comme l’âne chanté par Francis Lemarque. Têtu comme une mule, flemmard comme un pape ou plein comme une barrique... au bout du compte le baudet comme un seul homme/trouvant la boisson bien bonne/se soûla bien gentiment/Hi han, hi han...
J’aime l’âne si doux, marchant le long des houx (Francis Jammes). Réputé peu belliqueux, voir passif, on désigne souvent le loup comme son prédateur privilégié. Il est rare que l’âne sorte indemne de la confrontation, même si une chanson, collectée par Canteloube dans le Val de Loire présente un loup berné par l’âne. Appâté par la promesse d’un repas de fête
, le loup s’attable...
T’as fait des imprudences/Dans nout’ vin doux/Y’avait d’la mort-aux loups !/ Mais j’te fais eun promesse/Hi han ! Hi han !/J’chant’rai pour toi la messe/Ce soir devant ton trou... (
Mon père avait un âne). Mais le plus souvent, c’est l’âne qui y laisse la peau, comme dans l’histoire de l’insouciante Marion, qui, partie porter le grain à moudre, trouve celui-ci dévoré par le loup alors qu’elle s’est endormie au
tic-tac du moulin... L’âne dévoré est au coeur de nombreuses chansons énumératives, qui détaillent avec truculence l’anatomie ou le caractère de l’âne.
N’ey troubat lo cu de l’ase/So que lou loup n’a pas boulut/Cu ! praoube cu !/Haras pa mé truptru/ Ni truptru, ni trupetroun (J'ai trouvé le cul de l'âne/Ce que le loup n'a pas voulu/Cul ! pauvre cul !/Tu ne feras plus truptru/Ni truptru, ni trupetron) chante-t-on aussi en
Gascogne, à quoi répond en écho
Quand l’bonhomm’ revint du bois /Trouvit la têt’ de son âne/Que le loup avait mangé !/Ah ! pauvre tête !/Qui malgré tout son air bête/N’écoutait point les sermons (
Ille et Vilaine)
. Bride, collier, selle, fers... au
Quebec, c’est le harnachement qui est au coeur de l’énumération ; seuls sont ajoutés la queue et le cul, parties les plus utiles ! Parfois, c’est l’âne lui-même qui prend l’initiative de l’énumération, sous forme d’un
testament malicieux. On est bien loin des
énumérations chantées dans les écoles...
Brider l’âne par la queue ?
Bien sûr, la bride se met à la tête et l’encolure de l’âne ! Le
Dictionnaire de Trévoux (1771) donne cette définition :
faire une chose à rebours et de travers. Est-ce cette bride symbolique
qui est au coeur de
Ieu bride l’ase (je bride l’âne),
polka endiablée jouée par Tres ? Quel sens donner à cette succession de situations ? Une évocation des âges de la vie, avec l’utilisation du présent, du futur et du passé ? Des amours, licites ou non ? Difficile de ne pas associer la chanson à Carnaval, ce temps privilégié de l’inversion, du
monde à l’envers.
Chevaucher l’âne,
montas su l’ase c’est le principe même de l’
assouade, rite traditionnel de Mardi-Gras. En plein Carnaval, le cocu ou réputé tel, coiffé du
coqueluchon à oreilles d’âne du fou ou de
bois de cerf, était hissé sur un âne, tête vers la croupe, et promené tenant la queue de l’animal en guise de bride... Les sociétés de jeunes hommes qui ont fait vivre cette tradition jusqu’au début du XXème siècle jouaient un rôle de régulation sociale et remettaient ainsi le couple
à l’endroit, à un moment clé de l’année. Dans certaines régions, l’assouade concernait tous les mariés de l’année. C’était aussi durant le carnaval que défilaient les hommes mariés au sein des sociétés de
cornards :
Hé! Dieux, hellas! puis le jour de mes nopces, oyseau suis devenu. / Janyn, mais quel oyseau es tu? Es-tu pinchon, linot, merle ou cahu?/Nennin, dist il, je suis un vray coqu, /En Normendye sommes cent mille et plus! Et en Dieux, hellas! oyseau suis devenu./ Or sus, or sus, par dessus tous les aultres , begny soit le coqu! (Manuscrit de Bayeux, XVème siècle).
Il y a plus d’un âne à la foire qui s’appelle Martin dit le proverbe (André Joseph Panckoucke, 1751). Etonnant. ? Ce sont les grandes foires moyenâgeuses de la Saint Martin, qui marquaient le début de l’hiver et la croyance populaire fait entrer en hibernation l’ours le 11 novembre, une hibernation dont il sort au plus tôt à la Chandeleur. De multiples apparitions de l’âne émaillent toute la période hivernale et le cycle carnavalesque...
Tout comme l’ours, l’âne est dans la mythologie un animal psychopompe, portant des âmes dans son ventre et les évacuant par ses multiples pets. On chante à Dunkerque
Sur son âne au pas agile/Cheminait grand Saint Martin/Saint Martin boule, boule/Fais des craquendoules, ou encore
Sinte Maerten leule, leule, leule/Als t’hemn schit zyn broek is vol (Saint Martin, leule/Quand il chie son pantalon est plein), paroles qui laissent supposer que tout cela n’est pas très catholique, comme l’analyse l’association
Fifres et Tambours. L’âne réapparait quelque semaines plus tard en compagnie d’un autre barbu
habillé de rouge, Saint Nicolas, que le graveur Joos Amman (XVIIème) habille de façon toute
carnavalesque. Occupant encore aujourd’hui une place de choix au sein de la crèche, il fut aussi au moyen-âge au coeur de la liturgie de la fête de l’âne, qui se déroulait en janvier lors de la fête de la circoncision. Un proverbe dit
L’âne se reconnait aux oreilles et le fou au parler. Monture du cocu, et oreilles symboliques du bonnet de fou, l’âne prend ainsi toute sa place dans les temps forts de Carnaval :
Alors que le temps «se retourne» et bascule dans l’année nouvelle, c’est à reculons qu’il se présente. Une monture sur laquelle on se tient à l’envers, comme fait le cornard, n’est-elle pas en effet l’équivalent d’un animal normalement monté et qui irait à rebours ? (Claude Gaignebet - Le Carnaval).
En ce début mars, on aura pris soin de manger gaufres gonflées, ratons levés ou beignets dorés. Des beignets dont les noms poétiques mériteraient à eux seuls de conter l’histoire, pêts d’âne picards, crottes d’âne du Vexin et de Champagne, navettes marseillaises, cul r'veuhhé (culs renversés) vosgiens, pêts de nonnes du Doubs ou pêts de putain royaux. Et alors, le ventre plein et l’humeur joyeuse, il sera bon d’aller dehors à la rencontre des premières fleurs sauvages, jaunes et printanières, coucou appelé aussi coqueluchon et pas d’âne, et de saluer l’arrivée du printemps !
A écouter :
Ara montanha (traditionnel Ariège). Lumbrets, musiques et chants à danser de tradition occitane. Texte ici
La Fête de l’âne (Les traditions du moyen-Age). Clemencic Consort. Harmonia Mundi.
Or sus, begny soit le coqu. Chansons françaises du XVème. Ensemble Convivencia. L’empreinte digitale, 2002.
Beni soit le cocu. Ensemble Eya (Canada). 2013.
Description et manière de dire la messe (extrait). Paul Rans et Claude Flagel. Trois scènes de guerre. Frea records, 2009. Texte intégral ici.
Lo nostre ase. La Talvera. Cançons de Cap del Pont. La Cordae/Talvera.
L’âne et le gendarme. Charles Trenet
A lire :
Les ânes. Pour en savoir un peu plus sur le petit monde asin...
Le retour de l’âne à la cité de Carcassonne. Christiane Amiel. Revue électronique Ethnologies comparées, 2002.
Le Testament de l’Ane. Rutebeuf. Fabliaux ou contes du XIIe et du XIIIe siècle.
L’âne et la flûte. Florian
Voyage avec un âne dans les Cévennes. Robert-Louis Stevenson, 1879.
A regarder:
Eun’ rimée. La leçon de patois de Guy Dubois. Télé Gohelle, 2013.
Enfiler une bride.
L’âne et les femmes et Le cornard content. Le mariage sous l’Ancien Régime (onglets du pavé Annotations).
Bonus :
Le duo de l’âne (André Messager). Sim.
Alouette. Mon âne. Folimage, Valence, 1994.
Pour le plaisir d’écouter quelques autres titres du groupe Tres.