Les pieds dans le plat
Les pieds dans le plat
Joli mois de mai ! Le coucou lance son chant, dans la fraîcheur des ondées ou du petit matin. Les hirondelles, virevoltent dans le ciel. Leurs éclaireuses étaient arrivées aux derniers jours de mars, rapidement suivies du gros des troupes. Le début de leur villégiature s’est accompagné d’une ronde des bâtisseuses, becs chargés d’un mortier destiné à la remise en état des nids délaissés lors de la grande migration, ou à la construction de nouveaux logements... Pour les unes élégante corbeille, comme le balcon au spectacle, pour les autres coupe à accès étroit et protégé. Mais dans tous les cas, habitat fait de mortier d’hirondelle, brindilles assemblées par une boue, terre et eau soigneusement malaxées...
Ce sont des danseurs qui sont représentés sur ce carreau médiéval, sorti des ateliers de potiers de Beauvais. Une femme, deux hommes, main dans la main. Partout, ville, campagne, châteaux, tavernes ou cours de ferme, durant des siècles, on danse en rond et en chaîne. Si la danse est un plaisir qui se pratique dans toute la société... le carreau de pavement, et particulièrement le carreau décoré, est l’apanage des châteaux, abbayes ou riches maisons. Fabriqués à base d’argile rouge, les carreaux sont estampés et à décor d’engobe ; le motif n’est pas un dessin fait à l’émail, mais l’incrustation d’une couche d’argile de couleur différente. La terre argileuse qui sert à faire le carreau est d’abord pétrie puis moulée en creux pour y imprimer le motif choisi. Après un temps de ressuyage, l’artisan y applique une terre de couleur différente. Les carreaux sont mis à sécher sur des claies de bois à l’intérieur de séchoirs. S’ensuit la cuisson au four, après avoir saupoudré les carreaux de plommure, mélange de sable et de plomb broyé qui, en fondant, se transforme en vernis vitrifié.
Parmi les pièces issues de ces fouilles et exposées au musée d’Arras, un grand plat, non daté, retient l’attention. Connu sous le titre de Plat au cavalier musicien, il mobilise pour son décor différentes techniques : le sgraffiato, en usage en Italie et une ornementation à la corne qui permet de déposer un engobe ou barbotine de couleur différente. La pièce a été ensuite recouverte d’une glaçure au plomb transparente qui l’a rendue imperméable aux liquides, brillante, vernissée. L’usage des couleurs verte, rouge et brun orangé de la glaçure renforce encore la tenue d’apparat du cavalier et de sa monture. Le plat, cassé lors de sa découverte et présentant un manque au niveau du chapeau, a été restauré de façon invisible. J. Hurtrelle et A. Jacques présentent le personnage comme sonneur de cor à cheval. Mais s’agit-il vraiment d’un cor ? L’instrument, ayant nettement la forme d’un S, ressemble bien plus au Thurnerhorn décrit par Sebastian Virdung, ou encore au Clareta présenté par Martin Agricola. Il existe quelques représentations de cette trompette en S, qui s’inscrit dans l’histoire de l’évolution de l’instrument, de la longue trompette droite ou trompette pliée en boucle à notre trompette moderne ; certaines nations l’ont utilisée plus longtemps que d’autres. Il existe certes à cette période une trompette à coulisse, tromba da tirarsi, du même principe que le saqueboute, mais les deux mains du musicien devraient dans ce cas logiquement être mobilisées pour le jeu. Soldats et mercenaires de nombreuses nationalités sont en Artois à cette période, quelle pouvait être celle de ce musicien ?
De temps immémorial, pensons-nous, la paroisse de Sorrus y avait pour ses habitants un droit d’usage, lui permettant de faire paître ses bestiaux et d’y extraire la terre (Monographie de Sorrus par Georges de Lhomel). Sorrus, petit village proche de Montreuil-sur-Mer, est réputé de longue date pour la qualité de sa terre, extraite d’une parcelle ingrate, les Watines. Les potiers, plommiers, fabricants de tuiles et de carreaux venaient de toute la région chercher cette terre à poterie pour la mélanger à d’autres de qualité différente. En 1869 encore, de grands chariots venaient de Fruges pour transporter cette terre qui servait à faire des moules pour la cuisson des pipes. En 1887, Charles Wignier d’Avesnes, châtelain de Dominois fait paraître Poteries vernissées de l’ancien Ponthieu, orné de vingt cinq planches en couleurs dessinées et retouchées à la main par l’auteur, qui fait encore référence aujourd’hui. Il y recense un ensemble de grands plats historiés de la seconde partie du XVIIe siècle qu’il attribue à la production des potiers de Sorrus. Querelle dans le Landernau des érudits ! ... Le Comte Georges de Lhomel, qui a assisté Wignier, fait en 1899 une communication à l’Association Française Pour l’Avancement des Sciences, visant à rendre la paternité des fameux plats à la ville de Montreuil... Le temps apaisant les passions, les spécialistes du sujet penchent aujourd’hui pour une aire de fabrication élargie, des ateliers de potiers ayant été dénombrés dans les communes limitrophes de Neuville-sous-Montreuil, Verton, Ecuires, Courteville, le hameau de Tubersent...
La scène, à première vue naïve, prend toute sa dimension grâce au traitement de l’artisan plommier. Le haut des personnages, en «débordant» sur le motif en corde qui rythme par son enroulement torsadé le théâtre bucolique, évite le caractère figé dans un cercle définitivement clos. Les trois arbustes de tailles et de formes différentes, rythmant l’espace entre les personnages, semblent se balancer au son de la musique ou du vent qui les agite. Charles Wignier les décrit comme feuilles de houblon, justifiant cette thèse par l’activité brassicole locale. La liane de houblon, aussi danseuse et grimpante qu’elle soit, n’a pourtant jamais produit de tels feuillages... Il définit également la décoration du marli du plat comme chapelet à gros grains, terme encore repris de nos jours. L’ornement revient couramment sur des plats de même facture mais on peut y trouver une inspiration plus profane. Trésors, coffrets et fibules font partie d’un patrimoine présenté à cette époque au public lors des grandes manifestations ; est-ce l'ordonnancement de pierres de tailles différentes que cherche à évoquer ce motif ?
Enfin, reste la différence troublante entre les plats présentés dans les musées et la représentation qu’en fit Ch.Wignier dans les planches de son ouvrage. Dans son avant propos, il met en avant la qualité de son travail. Il est dès lors surprenant de constater, en mettant côte à côte le plat du Musée d’Abbeville et son dessin (réalisé grâce au prêt des collectionneurs de son époque), des différences qui s’apparentent au jeu des 7 erreurs... Il en est de même pour le plat à Jean Féron... Sommes-nous vraiment en présence des mêmes plats ? Dans sa monographie de Sorrus (page 555 de l’original et 565 du pdf), Georges de Lhomel évoquant Marc Désérable, d’origine montreuilloise, mentionné comme potier en 1670 et 1677, dit : cet artiste faisait des plats dont la ressemblance était frappante avec ceux fabriqués une vingtaine d’années auparavant par Gabriel Bouly, maître potier montreuillois. Il devait donc être un de ses élèves...
Les plats présentés dans les musées sont-ils les derniers témoins de l’époque faste des grands plats de commandes patronymiques ? En est-il qui dorment paisiblement au sein des collections privées ? Quels étaient les liens entre ces différents centres de production de terres vernissées ? Les questions restent ouvertes, dans l’attente que les services archéologiques puissent faire avancer la recherche, par de nouvelles fouilles, analyse des terres employées, et une analyse iconographique plus fine des objets traités. Question de moyens...
Qui s’intéresse encore aujourd’hui à ces grands plats historiés dits de Sorrus, ces petits carreaux de terre vernissée ou de faïence délicatement bleutée au pinceau, ces grands épis de faîtage qui font la splendeur des toits ouvragés ? Les collectionneurs, les spécialistes de l’objet muséal, et les curieux bien sûr...
Il suffit d’élever le regard pour découvrir ces éléments d’art populaire, partie d’un patrimoine partagé, participant à la connaissance que nous avons de l’histoire au sens large...
Comme l’aile furtive de l’hirondelle dans un coin de ciel, ils laissent dans les yeux et la bouche, ce goût insoupçonné du temps qui passe...
Nos remerciements à Florence Gertreau, Alain Jacques (Archéologue Arras), Georges Dilly (Musée d’Opale-Sud Berck), Jean-Louis Couturier, Jean-Luc Vigneux (Ch’Lanchron).
A lire :
L’art de la terre vernissée du Moyen Âge à l’an 2000. Réunion des musées nationaux, 1999. (disponible à la librairie du Musée d’Arras). Notice de présentation de l’exposition ici.
Potiers du pays de Montreuil et de Desvres; Les plats décorés. Jacques Hurtrelle, préface Georges Dilly. 1991;
Arras et l’Artois sous le gouvernement des Archiducs Albert et Isabelle-Claire-Eugénie (1598-1633). Mémoires de l’Académie d’Arras; 1873.
La guerre (La bataille de Marignan) de Clément Jannequin.
Poteries vernissées de l’ancien Ponthieu, orné de vingt cinq planches en couleurs dessinées et retouchées à la main par l’auteur. Charles Wignier, 1887.
Les potiers de Montreuil sur Mer. Georges de Lhomel. 1899.
Monographie de Sorrus. Georges de Lhomel; Mémoires de la Société d’Emulation d’Abbeville, 1906.
Sorru. Ch’LANCHRON n°60, Courts-jours 1995.
Contribution à l'étude de la céramique post-médiévale en usage en Artois et Haute Picardie-La céramique à pâte blanche vernissée et décorée à la corne
Poteries vernissées XVIIe-XIXe siècle dans les musées du Nord-Pas-de-Calais par Mémoire d’Opale. Mémoire d’Opale.
The forgotten trumpets. Slide trumpets between 1480 and 1836. The Waits Website.
Un bestiaire au combat. Archives départementales du Pas de Calais.
Les définitions des termes techniques sont extraites de la notice Définitions : techniques/mediums/matériaux/supports . Direction des musées de France, 2003.
A regarder :
Carreau de pavement (collection).
Musicien à la vielle. MUDO.
Une officine de potiers du bas Moyen-Age à Fiennes (62). Archéologie Pas de Calais.
La collerette. Le costume historique.
Démonstration de tournage d’une coupe par Dorothée, artisan potier.
Kinstsugi collé à la laque d’or. Martine Rey.
A écouter :
Bransles gays. Rosette pour un peu d’absence. Les Musiciens de St Julien.
Bransle double. Eric Montbel, Guy Bertrand, Les Passions, Les Sacqueboutiers.
La prise de Boulongne/La reproise de Boulongne. Ensemble Candor Vocalis.
Philippe Prieur. Joueur de musette. AEPM, 2015.
Bonus :
Mai 2016
Belle, donnez-moy vostre ergot,
Ce n’est pas pour ce qu’il vous semble,
Ce n’est que pour danser ensemble,
Et vous faire dire hopegay
Au nom d’un petit branle gay ;
Il n’est plaisir tel que la dance...
Charles d’Assoucy. L’Ovide en belle humeur
Bransle de village (Anonyme) à écouter ici