1939... l’Europe, déjà déchirée par la Guerre d’Espagne, continue de s’enfoncer dans la guerre et la barbarie. Pourtant, la variété continue à miser sur la légèreté. Jean Boyer et Georges Van Parys signent cette année-là une chanson, créée par Maurice Chevalier. L’histoire de l’idylle naissante du beau gosse de Bercy et de la petite dactylo se double d’un clin d’oeil appuyé aux sirènes natalistes de l’époque.
En 1914, dans un contexte de dénatalité bien antérieur à la guerre, journaux, cartes postales et chansons insistent sur le devoir patriotique de mettre au monde des enfants. La Marseillaise s’enrichit alors de couplets inattendus :
Aux armes, citoyens ! Forgeons des nourrissons ! Courrons, courrons ! Tous à l’usine de la r’population ! Le soldat qui rentre en permission est en «service commandé» :
Six jours de permission, ce n’est vraiment pas long ! Ça suffit cependant pour semer la bonne graine, De la graine-de-poilu ! Il n’en faut pas plus ! (Anne Simon-Carrère -
Chanter la Grande Guerre. Les Poilus et les femmes). L’Etat compte sur l’ouvrière pour tourner les obus et enfanter « la classe 36 ». Les difficultés rencontrées par celles qui doivent concilier maternité, ce
patriotisme des femmes et travail, imposent des mesures adaptées : organisation de garderies et de chambres d’allaitement pour les mères, repos pré et post-natal…
Sans enfants aujourd’hui, plus de France demain, assène Fernand Boverat, président de l’Alliance Nationale contre la Dépopulation en 1939. Créée dans le bain revanchard qui suit la défaite de 1870, l’association nataliste ne cesse de réclamer des mesures pour augmenter le nombre de naissances, et rattraper un déficit de population, coupable selon elle d’un affaiblissement national. Allocations, renvoi des femmes dans les foyers après l’armistice, mise en place d’une législation particulièrement répressive vont être les mesures engagées. La Chambre bleu horizon élue après l’armistice de 1918 vote en 1920 une loi qui criminalise l’avortement, et interdit toute publicité contraceptive. Après l’hécatombe de la guerre de 14-18, la France a besoin de se repeupler, les femmes et leurs ventres se doivent d’être à la hauteur des enjeux. L’histoire se répète sans relâche, telle une mauvaise farce.
Si des féministes au début du XXème siècle mènent campagne contre le budget de la guerre, appelant à lui substituer un budget de la mère au nom d’une reconnaissance de la
maternité comme fonction sociale, c’est le chansonnier
Gaston Monthéus, aîné d’une famille de 22 enfants qui prône la mesure la plus radicale.
Refuse de peupler la terre ! Arrête la fécondité ! Déclare la grève des mères ! Aux bourreaux crie ta volonté ! Défends ta chair, défends ton sang ! À bas la guerre et les tyrans ! La Grève des mères, est refusée par la censure en 1905 pour incitation à l’avortement.
Oh mais entendez-vous ma mère les canons ronfler /La République appelle ses enfants bâtards /C’est pour mettre à la place des ceuss qui sont morts /Oui des ceuss qui sont morts ! Vraisemblablement composée alors que tonnent les campagnes napoléoniennes (les régiments de voltigeurs sont dissous en 1815) et collectée dans le Morvan par
Achille Millien,
Enceinte nous conte aussi, tout comme dans
C’est arrivé un dimanche, le fruit des amours hors mariage d’une jeune couturière. Si la dactylo de 39
avait gagné de la rondeur dans les hanches, pour la cousette, c’est
sa jupe qui s’lève par devant. Là, le géniteur-voltigeur est bien vite parti, aucun mariage, même tardif, ne vient régulariser
la maternité. Est-elle amère, la jeune mère ? En tout cas lucide, sous le nom infamant de
bâtard, il ira renforcer les bataillons innombrables dont les champs de batailles constituent le linceul.
Bâtard... Une ordonnance de 1639 ordonne que les enfants
conçus hors mariage soient frappés d’indignité. Et malheur à la fille qui a fauté :
si l’honneur est défini comme un bien moral lié à la considération et à l’estime dont jouit un individu, l’honneur féminin est lié, quant à lui, au caractère irréprochable des moeurs ou de la situation d’une femme, ou, en d’autres mots, à sa pudeur et à sa chasteté (
Conrad Laforte et Monique Jutras). La perte de l’honneur entraîne la mise en l’écart de la communauté, l’impossibilité de se marier (sauf en cas de rare
réparation par le galant), la difficulté de pouvoir se placer et trouver un travail.
Mon père n’avait d’enfant que moi (Morvan)
, Que fais-tu là, ma tant belle fille,/ Qu’enterres-tu là dans ce creux de vigne ? (Puy de Dôme)... Non seulement la fille-mère est mise au ban de la société, mais sa disgrâce et son déshonneur rejaillissent sur les parents. Peu importe que l’enfant ait-été conçu dans le cadre de rapports de force et de domination. Filles placées, filles faciles... Gustave Flaubert ne dit-il pas
Femmes de chambres : toujours déshonorées par le fils de la maison (
Dictionnaire des idees recues) ? Est-il besoin de le rappeler ? La mortalité infantile, tout comme la mortalité en couches, est importante ; épidémies, disettes et famines, insalubrité, accidents, guerres et invasions, autant d’obstacles qui s’accumulent sur la route des petits d’hommes et de leurs mères, obstacles dont on s’occupe beaucoup moins...
Au IVème siècle, rompant avec une pratique venue de l’Antiquité, l’abandon est criminalisé. Au XVIème siècle, un édit d’Henri II oblige les femmes à déclarer leur grossesse et interdit, sous peine de mort, d’accoucher occultement et de supprimer leur fruit, privant l’enfant des sacrements du baptême. Des tours d’abandon sont créés dès le XVIIIème siècle. La Révolution, en même temps qu’elle prend en charge l’Etat Civil, décide de pourvoir aux frais d’accouchement des mères tout en préservant leur anonymat. Si cette mesure fait progresser le nombre d’abandons en ville, il n’en est pas de même à la campagne : l’anonymat y étant plus difficile, l’infanticide reste, à défaut d’autres solutions, de mise. Aux XVIIIème et XIXème siècles, les journaux à scandales n’existent pas encore, les complaintes criminelles sont chantées sur les places des foires ; on en achète les paroles, imprimées sur feuillets et vendues par les colporteurs. C’est dans ce contexte qu’il faut écouter les chansons de filles-meurtrières, qui diffusent à grande échelle des récits édifiants, mêlant mise en garde contre les amours hors mariage, spectre de l’infanticide, et punition suprême guettant la fille fautive.
Conserve ton enfant, ma fille /Bientôt il te sauvera la vie/Comme elle avait mal entendu/Elle prit l´enfant de la vie chère/S´en va l´ jeter dans la rivière. Les chansons relatent souvent les conditions de l’infanticide. La noyade est fréquente, comme si l’eau courante, en emmenant le corps, pouvait laver la faute commise. Jalousies, médisances, suspicion, la dénonciation viennent souvent des voisines ; dans une société où la buée et le lavoir réunissaient toutes les femmes de la communauté, les choses étaient difficiles à cacher, et le linge lavé racontait au grand jour les histoires de femmes... Parfois, l’enfant mort était enterré, et là, c’est un animal, jument, chiens ou boeuf qui déterre le corps, déclenchant la colère du père, de la mère, et la sentence impitoyable des juges. Bien rarement la fille se rebelle : ainsi Marie Flourio, qui montant sur la potence et voyant la fumée montant des châteaux de Guerlesquin aimerait voir le feu les brûler et le seigneur, cause de ses grossesses, brûler avec (Trégor). Ou encore la fille de 15 ans, qui répond au juge si j’ai eu un enfant, n’en suis-je pas la mère,/ de mon corps de mon sang, n’en suis-je pas la maîtresse (Loire Atlantique). La chanson, avec sa fonction éducative et morale, insiste sur la rédition de la fille rongée par le remord , et le plus souvent sur une mise en garde qu’elle lance, avant de passer entre les mains du bourreau : Ma mère, coupez mes blonds cheveux /Pendez-les à la porte de l´église/ Pour faire exemple aux autres filles.
Fillettes de vingt ans, écoutez cet exemple/N’allez donc plus au bal, ni le soir à la danse... La chanson s’est faite triste, pleine d’interdits et de peines... Au diable la punition ! Il sera plus doux de terminer sur une rare chanson de fille-mère heureuse... Ca se passe à Blanzy, en Bourgogne ; la belle a été séduite par un garçon-tailleur, de fil en aiguilles les choses se sont faites et la fille se retrouve enceinte... Ma bonne fille il fallait donc crier, il fallait dire que moi j’t’y battrais... dit la mère. Le ventre s’est arrondi, la robe est trop serrée, la réponse vient, sans détour : Ma bonne mère, ça m’y faisait trop rire/Rallonge la, oh Maman, ma ceinture...
A écouter :
Les p’tits chats. Texte de Gaston Couté dit par Bernard Meulien.
Et moi je reste à regarder. Catherine Perrier. Anthologie de la chanson Française, La Condition féminine, 2005.
Dessus la mer. René Zosso. Anthologie de la Chanson Française, Chansons rituelles. 2011.
Dedans Blanzy, il y a trois jolies filles. Collectage Morvan, 1977. Base interrégionale du patrimoine oral.
Toutes les filles d’Orléans. Collectage Corrèze, 1989. (activer le lien situé à côté du casque en bas de notice pour écouter la chanson).
Certains extraits chantés par Evelyne Girardon sont tirés de l’émission Heurs et Malheurs de la condition féminine, 700 ans de poésie populaire chantées. France Culture. L’intégralité de l’émission est téléchargeable sur le site Archives Sonores.
L’extrait La pauvre fille a mal compris est un collectage effectué dans le Puy de Dôme en 1960. Auvergne notice
A lire :
La dénatalité en France. L’histoire par l’image, 1643-1945. Réunion des Musées Nationaux, Ministère de la Culture.
Maîtres et servantes : des histoires d’infanticide, France, XIXème siècle. Marie-Agnès Mallet. Projets Féministes, 1992.
Des criminelles au village. Femmes infanticides en Bretagne (1825-1865) de Annick Tillier. Compte-rendu de lecture de Jean-Claude Farcy. Crimes, Histoire et Sociétés, 2002.
Les enfants du secret : enfants trouvés du XVIIème à nos jours. Musée Flaubert et d’histoire de la médecine (CHU). Rouen, 2008
Infanticide à Abbeville en 1510 et singulières dépenses liées à la scrupuleuse enquête. d’après le Bulletin de la Société d’émulation d’Abbeville, 1897.
Bonus :
Non, tu n’as pas de nom. Anne Sylvestre.
Magdalena Sisters. Peter Mullan, 2002.