Trois petits tours et puis s’en vont... (1ère partie)
Trois petits tours et puis s’en vont... (1ère partie)
L'été, temps propice aux lectures légères ou policières. Pour Coérémieu, c'est du côté du polar qu'il faudra aller chercher... Les bibliothèques regorgent de documents anciens, curieux, pleins de mystère. En cet été parfois caniculaire, la fraîcheur de leurs réserves ne manque pas de charme... Loupe et calepin en main, bienvenue dans le monde des pantins animés...
Il paraissait un peu perdu, au milieu de milliers d'étiquettes destinées à orner les boîtes de fil sortant des filatures au XIXème siècle, conservées aujourd'hui par les médiathèques de Lille et de Roubaix. L'industrie était prospère, et les colporteurs avaient dans leurs hottes de quoi émerveiller ménagères et enfants...
Et merveilleux, il l'était, ce musicien! Battant tambour, flûte à la main, il manipulait des marionnettes. Pas des marionnettes à tringle comme celles qui eurent leurs jours de gloire en Belgique ou dans la région. Pas des marionnettes à gaine, comme Guignol à Lyon. Pas non plus une marionnette à fil... Non, des marionnettes qui, les corps traversés par un fil relié d'un côté au genou du musicien, de l'autre à une potence, semblaient être mises en mouvement au rythme de la musique... En janvier 2017, une critique de Jean Luc Matte, musicien et chercheur en iconographie de la cornemuse, à l'occasion de la sortie d'un petit ouvrage consacré à L'Iconographie des Musiciens Marionnettistes à la planchette (Jean-Claude Roc) avait relancé notre curiosité. Et ce fil, tendu entre marionnettes et musicien, dessinait un lien possible avec une autre trouvaille, Le Truc du Savoyard, chanson de carnaval anonyme conservée par la médiathèque de Roubaix...
Alors que les familles ouvrières s'entassent dans les courées, l'estaminet, lieu de sociabilité des hommes avec son poêle, son râtelier à pipes, son jus de houblon ou sa goutte, constitue un vrai foyer. Là s'organisent les sociétés, de divertissement ou d'entraide, buvantes et chantantes. On y compose des chansons, collectivement ou avec un chansonnier. L'inspiration vient d'un mot, d'une conversation, d'un événement qui a fait quelque bruit dans le quartier, et surtout d'une manière de penser, d'un mode de vie (...) Et le vivier où naissent les chansons, c'est le cabaret, les sociétés (Laurent Marty - Chanter pour survivre). Ecrites le plus souvent sur un timbre, air de vaudeville ou d'opéra, mais aussi musique d'Alexandre Desrousseaux, compositeur à succès, ou un air connu, la chanson peut être reprise par tous.
Mais manifestement, ce ne sont pas ces marionnettes qui attirent un jour de carnaval le public, pour "voir le Truc du Savoyard" !
(cliquer sur la boîte à musique pour la mettre en marche et écouter l'enregistrement)
Forme et impression du feuillet s'inscrivent bien dans la tradition des chansons carnavalesques lilloises ou roubaisiennes. Carnaval n'est pas mort, car il chante encore, début du refrain, c'est le triomphe de la vie sur la mort, du renouveau sur la vielle année. Carnaval n'est pas mort (bis)/Car il vit encore (bis)/Vive, vive le Carnaval ; /C'est le temps de la folie,/Du plaisir c'est le signal/ Vive, vive le Carnaval collecte Léon Le Clerc en Normandie vers 1900 , tandis qu' Eugène Rolland note dans le Loiret : Carnaval n'est pas mort/Il est au lit, malade,/Carnaval n'est pas mort,/il est dans son lit qui dort une formule qui accompagne la promenade du mannequin de paille personnifiant Carnaval. A Saint Pol sur Ternoise (62), une joute entre masques et public marquait aussi la fin de Carnaval, le mannequin de paille étant brûlé après une dernière oraison : Coeremieu l'est mort/ Es'feume al' hérite/d'es tchuyère à pot,/d'es vielle marmite !
Trouver l'air de la chanson n'a pas été le plus difficile. Nul besoin d'aller bien loin... Les études des chansons de carnaval de Lille, Roubaix, Tourcoing écrites dans la seconde moitié du XIXème insistent sur l'antériorité de l'air comme règle quasi absolue. Ici, c'est un air carnavalesque qui est utilisé : l' Air du Géant Gargantua est encore chanté, chaque année, au Carnaval de Bailleul ! Il a été écrit en 1853 par Auguste Colpaert, frère d'Emile, fondateur la même année de la Société Philanthropique de Bailleul. Emile crée le géant, tandis qu'Auguste écrit la chanson... une affaire de famille ! Gargantua, fils de Grangousier et de Gargamelle, est appelé Galaffre par les Bailleulois, un mot courant au XVIIIème siècle pour signifier le glouton... Souvent lorsqu'une chanson est composée sur un timbre, elle reprend de la chanson initiale des paroles, ou éléments de structure. A voilà, voilà, voilà, voilà Gargantua répond le voilà, voilà, voilà, les montagnards sont là.
Véritables petites gazettes, les chansons de carnaval, donnant à écouter le quotidien des habitants, tiennent la chronique des événements de l'année. Il est probable que la présence de marionnettistes musiciens constitua un événement étonnant, digne d'être repris en chanson... A quelle époque passèrent-ils à Roubaix, l'absence de date sur le feuillet ne permet pas de le dire de prime abord. Pourtant, quelques vers autorisent des hypothèses.
L'itinérance des marionnettistes doit les mener à Mayence, face à de lourds prussiens qu'ils mettront dans le pétrin. On peut légitimement penser que nous sommes dans le contexte de l'après guerre de 1870. Celle-ci a laissé des traces : capitulation et humiliation, annexion de l'Alsace-Lorraine, mais aussi écrasement de la Commune par Thiers avec l'accord de la Prusse nourrissent un sentiment patriotique et un esprit de revanche très explicite.
Reste un grand inconnu, l'auteur de la chanson ! Si les chansons lilloises évoquant les théâtres de marionnettes sont toutes écrites en patois, notre Truc du Savoyard est, lui, écrit dans un français académique. Qui pouvait bien signer Eugène W cette chanson, écrite sur l'air carnavalesque d'une ville voisine ? Ni les index de Pierre Pierrard ou d'André Marty, ni la consultation des autres chansons possédées par la Bibliothèque de Roubaix ne fournissent de piste. La réponse de Philippe Boulfroy à notre question, «Eugène Willem... à vérifier» fut pourtant l'extrémité du fil qui nous permit de démêler l'écheveau.
Le Journal de Roubaix daté du 13 mars 1906 indique que lors du concours poétique organisé par La Muse Nadaud, Eugène Willem interprète Près du coeur d’Ernest Chebroux, qui préside la cérémonie. Le Nord Mutualiste, organe des oeuvres sociales, mutualité, prévoyance, syndicats, coopération, éducation sociale nous apprend qu’Eugène Willem fonde en 1897 La Solidarité Artistique du Nord et du Pas de Calais, créée pour soutenir les intérêts du métier d'artiste lyrique ou dramatique d'artiste de café-concert, mutuelle dont il assure la présidence encore en 1907. Actif dans le mouvement mutualiste, il participe également à la fondation de la Mutuelle Nadaud, en 1900.
Si c’est notre homme, il aurait donc écrit Le Truc du Savoyard, âgé de près de 30 ans. Bien sûr, aucune preuve absolue, mais se dessine ici le portrait d’un roubaisien, ayant travaillé une partie de sa vie en fabrique, chansonnier, participant tout aussi activement à la vie des cercles littéraires et chantants qu’à la mise en place d’oeuvres de solidarité. Comme dans les bonnes enquêtes, on parlera d'un faisceau de présomptions...
QUOI ? OU ? QUAND ? QUI ? Par petits bouts, Le Truc de Savoyard fini par dévoiler ses ficelles .
Toutes ? Non, notre histoire de pantins et de savoyards n'est pas terminée...
Acore in boboche
Et in s'in ira.
Mets tes sous dins t'poche,
Et in arven-ra.
chantait le public du théât' Louis en cette fin du XIXème siècle, pour réclamer un petit rab.
Alors, la suite au prochain numéro !
Nos remerciements à Anne-Marie Poncet (BNF), à Elise Lavieville (Bibliothèque numérique de Roubaix), à Jean-François Hannecart (Médiathèque de Valenciennes), à Frédérique et Philippe Malin, marionnettistes, ainsi qu'à Philippe Boulfroy.
Merci à Christian Declerck, pour le complément d’information généalogique et artistique concernant Eugène Willem .
Et notre gratitude à Chris Gerris de la compagnie Plansjet, facteur de marionnettes, marionnettiste, musicien, pour son aide généreuse, la passion de l'histoire des poupées dansantes qu'il sait transmettre, et ses encouragements.
A lire :
L'Iconographie des musiciens marionnettistes à la planchette. Jean Claude ROC. APEMUTAM, 2017.
Chanter pour survivre. Culture ouvrière, travail et technique dans le textile : Roubaix, 1850-1934. Laurent Marty. 1982.
Les chansons en patois de Lille sous le Second Empire. Pierre Pierrard, 1966.
L’univers de la chanson ouvrière dans l’agglomération de Lille-Roubaix-Tourcoing (1870–1914)
Les marionnettes à la planchette à Roubaix . Bernard Grelle. Au Vrai Polichinelle Roubaisien n°3.
Rigoler et parvenir : les marionnettes dans les chansons de Carnaval en patois de Lille. Anne Marie Poncet. Au Vrai Polichinelle Roubaisien, n°5, 1990.
En 1987, la médiathèque de Roubaix s'associe à l'association Lire à Roubaix et au théâtre Louis Richard pour lancer la revue Au Vrai Polichinelle Roubaisien. Treize numéros ont paru. Déposés par convention à la Bibliothèque numérique de Roubaix, ils devraient être numérisés et consultables prochainement en ligne.
Les marionnettes ouvrières à Roubaix. Gavroche n°102, 1998.
Portraits de deux marionnettistes. Charles Muller, 1850-1917. Archives du folk 59/62
Le théâtre Louis Richard ne reviendra pas à la maison. Nord Eclair, janv. 2017. (à regarder aussi ici)
Reuze Papa II de Cassel. La Géanthèque de la Ronde des Géants.
La Société Philanthropique de Bailleul.
La fabuleuse Odyssée des 40 chanteurs montagnards .
A regarder :
La séquence présentant Chris Gerris et ses marionnettes à la planchette est extraite du spectacle donné par Chris et Mieke Gerris, cie Plansjet, lors du festival Titirimundi (Espagne).
Découverte de la marionnette liégeoise. En suivant le fil d’Archal (1ère Partie). TV5, 1973.
Maîsse del djowe (Le maître du jeu). Joseph Ficarotta, marionnettiste du Théâtre de la vie wallone. Liège, 1999.
Théâtre Louis Richard. Wasquehal (59)
La collection de Marcel Ledun, marionnettiste lillois, aux enchères. Bruxelles, 2015.
«Crash de là !». Les Royales marionnettes.
Etiquettes de fil à coudre. Bibliothèque municipale de Lille
Les étiquettes et emballages. Médiathèque de Roubaix.
Le réveil de Cassel. Carnaval d’été. RégionNord Pas de Calais, 2010
Alfred Rolland : le ménestrel des Pyrénnées.
Bonus :
Pour découvrir notre Diable Vert, créé par la Société La Revanche lors du carnaval de 1873, il faut cliquer sur l’étiquette !
Ni musique de Desrousseaux, ni air tiré de la Clé du Caveau pour L'Baraque du Diable vert, écrite par Victor Hélard pour le carnaval de 1873...
Avec comme indication Air du lundi de Pâques, c'est vers Cassel que Coérémieu s'est tourné, empruntant son air au Four Merveilleux qui marque la sortie carnavalesque du Lundi de Pâques. Créée par Charles Grondel en 1830, et chantée encore aujourd'hui, l’air de cette chanson, comme celui du carnaval de Bailleul, sera-t-il arrivé dans le baluchon de paysans de Flandre, partis s'embaucher dans les usines roubaisiennes ?
Juillet 2017
Nous avons quitté notre famille,
Aux pieds (sic) du grand mont St-Bernard,
Et nous allons de ville en ville
Faire voir le truc du savoyard.
Carnaval n’est pas mort, car il chante encore. (bis)
Regardez, elles s’avancent, les marionnettes qui dansent,
Voilà, voilà, voilà, les montagnards sont là ! (bis)
Venez de toutes parts, et sans retards,
Voyez le truc du savoyard.