Tourneboule...

 

    Vous Fols, qui de la tête incessamment jouez

    Qui avez le cerveau rempli de vanité,

    Venez et accourez, soyez de cette bande

    Perdant honneur et biens, le monde vous le commande

    (Sottenbollen/les folles boules - c.1570).


En arrière plan d'une gravure de Pieter Brueghel, 5 musiciens, debout sur un piédestal, sont en train de jouer. Le premier au tambour et à la flûte à trois trous, le second à la vielle à roue, le troisième au tambourin, le quatrième à la vièle, le dernier enfin, portant sur l'épaule un arc muni d’une corde dans lequel une boule est insérée. Une boule ? Non... une vessie de porc, attribut du fou ou du masque, gonflée telle une baudruche, qui sert de résonateur au bumbass, cet instrument des fêtes hivernales carnavalesques. Les musiciens animent une farandole qui virevolte et serpente, obligeant à baisser la tête pour croiser le petit pont formé des mains jointes de deux danseurs.


Au premier plan, des boules, aussi parfaites que celle qui orne le bumbass. Sur la gauche, une armée de fous, coqueluchons sur la tête, pressés semble-t-il d'approcher au plus près le piquet-cochonnet. L'un d'eux, tout à son aise, est porté royalement sur les épaules des compères. Grelottières aux chevilles, un autre présente sa boule aux vents, histoire de lui porter chance, comme le ferait le joueur soufflant sur les dés avant de les jeter. A l'opposé dans l'angle droit, c'est la flûte qui est utilisée pour souffler, visant un même résultat.


Une fois leurs boules lancées, le reste du groupe grimace, s'asticote... Au premier plan, marotte à la ceinture, tunique écarlate, coqueluchon à oreilles et crête finement dessinés sur la tête, un fou gratifie d'un double pied-de-nez un compère qui, vièle dans le dos, fait la figue au hibou ; ce dernier parait d'ailleurs bien s'en moquer ! Derrière, deux autres se mènent par le bout du nez, bien malin qui saura lequel dit la vérité... Bouille ronde comme une bille, bouche grande ouverte telle un passe-boule, nous regardant droit dans les yeux, un autre encore fait les cornes. Plus loin, un fou montre ses fesses rebondies, tandis qu'un autre joue de la guimbarde en minaudant ; peut-être espère-t-il aussi faire bouger sa boule grâce à sa musique...


Au centre du dessin, un personnage parait bien calme. A l'envers des autres, mains au sol, taille ceinte d'un cercle orné de grelots posé dans le vide, défiant les lois de l'apesanteur, il semble observer le tourbillon d'un air entendu, comme s'il comprenait toutes les règles de ce désordre... Avec ce corps dont le mouvement rotatif va l'amener  tôt ou tard à poser ses pieds de manière à former un parfait arc de cercle, n'incarne-t-il pas, en dépassant les limites de l'équilibre, et par extension de la condition humaine, le monde à l'envers ?


L'on trouve des folâtres en toutes nations/Bien que sur leurs têtes ils ne portent chaperon/Ils se plaisent de grâce à sauter et danser/Et comme la ronde boule culbutant bouleverser... Complété d'un poème en quatrains, le dessin de Pieter Brueghel, gravé par Pieter Van der Heyden vers 1570, porte le titre de Sottebollen, littéralement folles boules. Une version plus tardive, gravée par Joan Galle, en donne une traduction. Folles boules ou têtes folles ?
C'est le même terme de bol qui s'applique au fou et à son accessoire, une manière pour le peintre de brouiller les pistes, et une fois encore, de rouler... La boule n'a de valeur qu'en branle, qu'en roulant, qu'en bougeant, car cet état seul permet de culbuter la quille. Comme elle, le fou doit branler afin de boule-verser l'état des choses. Quille et monde, sujets aux rotations magiques de fou et boule, basculent, se détrônent, se renversent... (Thierry Boucquey-Mirages de la farce, Fête des Fous, Brueghel et Molière).


Jeu de mots, mouvement, déplacement, inversion, tout concourt ici à chambouler la perception, l'oeil étant cependant amené par le jeu de la spirale, quel que soit son point de départ, vers l'acrobate tête-bêche. S'agit-il de la Fête des fous, qui rassemblait autour des cathédrales et collégiales, du 6 décembre (St Nicolas) jusqu'au premier de l'an (Fête de la Circoncision), les membres du bas-clergé, vicaires, chapelains et enfants de choeur ? De l'une des nombreuses fêtes de confréries laïques, corporatives comme des guildes d’archers (Anvers), de bouchers (Nuremberg), des compagnies joyeuses comme la Basoche (Paris) ou la Mère Folle (Dijon), composées des clercs ou greffiers, ou encore des Conards (Rouen) ? 


Il n'est pas rare que les confréries et guildes fassent appel à des musiciens, jongleurs, acrobates ou bouffons pour rehausser les fêtes. Est-ce le cas des musiciens animant la danse et de l'acrobate dessinés par Brueghel, à l’instar des deux bouffons dansant au son de la flûte à trois trous et du tambour lors de la fête des archers d’Anvers en 1493 ? Inversions, élection de prince, roi, évêque des vicaires (évêque des ânes), des enfants de choeur (évêque des Innocents), sermons, jugements et rituels parodiques, cavalcades, danses, ripailles et libations composent le programme des fêtes de ces confréries, qui rassemblent les jeunes hommes, parfois exclusivement non mariés, dans des rites d'initiation, de transgression mais aussi de ciment social et de démonstration de puissance. Pourtant, même si, la fête terminée, le désordre éphémère cède la place à la normalité et à ses règles, l'église et le pouvoir séculaire n'auront de cesse de contrer ces manifestations. Déclarée hérétique, la fête  des fous s'éteint à la fin du XVIe siècle...


Pour autant, la musique traditionnelle parait en garder des traces... En 1953, Paul Collaer et Hendryk Daems, qui travaillaient alors pour la NIR, la radio flamande, enregistrent à Mater Hendrik Bruyneel (fifre) et Jozef Leyman (tambour) jouant des narrendans (danses des fous), comme l'avaient fait avant eux leur père et oncle, qui posent sur
cette photo de 1912. Accompagnés d'un bouffon et d'un quêteur, ils font le tour du village les 2 jours qui précèdent la fête votive dédiée à sainte Amelberga, allant de maison en maison pour quêter et rameuter les habitants. A Tamise, ville proche placée sous le même patronage, Edmond Vander Straeten, musicologue, rapporte les propos d'un chroniqueur du  XIVe siècle : On y voyait aussi, dit-il, des mimes et autres jongleurs (bouffons), des histrions, des joueurs d'orgues, de buccin, de tympanum, de vielle et de cythare, et plusieurs autres virtuoses qui maniaient honnêtement toutes sortes d'instruments, en l'honneur de la bienheureuse vierge Amelberge (Le Théâtre villageois en Flandre).


En 1974, Hubert Boone, musicien-chercheur, enregistre à nouveau les musiciens, âgé pour le plus ancien de 70 ans. Edité en 45tours, le collectage est accompagné d'un texte décrivant la manifestation, s'intéressant particulièrement à la musique du trio, à la place du bouffon et aux origines de la musique. Sans apporter de réponses définitives, Hubert Boone met en relation le couple fifre/tambour avec la flûte à trois trous jouée par le tambourinaire et la présence du bouffon de Mater avec les pratiques anciennes des sociétés et guildes. Esquissant ainsi un possible chemin unissant le dessin de Brueghel avec une musique qui continue à vivre 4 siècles plus tard...


C'est sur une de ces danses des fous, jouée au flutiau, accordéon et grelots, accompagnant les pirouettes des folles boules que nous vous présentons nos meilleurs voeux pour l'année 2017.


merci à Nico A. Mertens pour sa disponibilité.


A écouter :

Twee Narrendansen (extrait). Hendrik Bruynneel (fifre), Jozef Leyman (tambour), Ernest Leyman (fou). Collectage Mater, 1953.

Narrendansen van Mater. (extraits face A et face B). Hendrik Bruynneel (fifre), Jozef Leyman (tambour), Christine Bruyneel (fou). Alpha,  c.1974.

Narrendans (extrait) Het Brabants Volksorkest. Flemish Folk Music, vol 1. Alea, 2004.

La folie et la fête. Michel Foucault. L'usage de la parole : les langages de la folie. France Culture, 1963.


A regarder :

Zottenkermis. Pieter van der Heyden, d'après Pieter Brueghel, 1570. Rijksmuseum, Anvers.

Gravures de Pieter van der Heyden. Musenor.

Vièle à vessie. MIM, Bruxelles. (la huibe, ou pseudo-bass est faite d'une planche en forme de violoncelle, montée de 4 cordes, avec un résonnateur fait d'une vessie de porc. L'instrument était joué dans la région d'Anvers pour accompagner les chants de la fête des Rois-d'après Hubert Boone et Wim Bosmans. Instruments populaires en Belgique -P Leuven-2000)

Le défilé de Sainte Almerberga.


A lire :

De Sottebollen. texte de Claude Gaignebet. Museonor.

La fête des fous dans le nord de la France (XIVe-XVIe siècle). Pierre Emmanuel Guilleray. Ecole des Chartes, 2002.

Folie et société(s) au tournant du Moyen-Age et de la Renaissance. Christine Benevent. Babel littératures plurielles, 2012.

The bumbass, lagerphone, and tromba marina connection. Jon Rose web.

Tête de marotte. David Brouzet.

Le passe-boule. Jeux traditionnels, 2004.

Les danses des fous de sainte Amelberga de Mater. Texte H. Boone accompagnant le 45t. Alpha 1974. Traduction partielle Coérémieu.

Fête des fous et Carnaval. Jacques Heers. Fayard, 1983.



Bonus :

Feast of fools. Katharine Bubbear & Jack Fayter. Université de Bristol.

Jérôme Thomas. Nevex TV, 2004.


Etrennes :

Cliquez sur Balthazar pour le faire roulebouler...








 

Janvier 2017

 
 

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