Les Aventures et Amours de Magritte et Jean-Franchois épisode 2
Les Aventures et Amours de Magritte et Jean-Franchois épisode 2
Ciel gris orageux et ombres plus longues accompagnent la fin d'été. Les brusques pluies serrées rafraichissent jardins et herbages jaunis par les chaleurs estivales. Il est temps de retrouver Magritte et Jean-Franchois, amoureux de l'arrière-pays boulonnais, héros de notre feuilleton estival... Avec un conseil pour ceux qui n'ont pas lu le premier volet de notre enquête : il est à découvrir utilement ici !
Cette histoire n'est pas perdue après 200 ans et fait partie du répertoire de Mr Holuighe, cultivateur de Samer âgé de 85 ans, ancien animateur de mariages et de fêtes locales (...). Dans son recueil Chansons, Hymnes et danses du Boulonnais du XVIIIème aux années 30, le collecteur et folkloriste Michel Lefèvre reprend le texte de Pierre Dezoteux Les Amours et Conclusions de mariage de Magritte et Jean-Franchois , l’accompagnant, sous le titre de Magrit et Franso, d’une partition établie à partir du chant de Monsieur Holuighe (nos recherches ont établi depuis qu’il s’agit de Gabriel Holuigue). Le travail de Michel Lefèvre nous donnait une clé, mais des portes restaient cependant fermées ! La partition écrite était-elle celle de V'là d's aria, ma bonne mère, donné comme air par Pierre Dezoteux ? Jusqu’à ce mois d’août 2015, nous n'avions pas eu accès à la version chantée, même si nous supposions qu'elle avait été, comme de très nombreux collectages de Michel Lefèvre, enregistrée sur K7... La première partie de notre recherche nous avait mis en relation avec Christian Declerck. Par son entremise , un contact positif était établi avec des chercheurs en danses traditionnelles et patrimoine...Quelques jours après, le précieux enregistrement arrivait dans la boîte aux lettres !
Magrit et Franso, chanté par Gabriel Holuigue en 1992 à Samer, est à écouter en cliquant sur l’image ci-dessous :
Cette troisième version du texte de Pierre Dezoteux permet de mettre à jour le tableau des différentes versions connues de la chanson. Comme celles de Monsieur Alfred Eurin et Madame Delassus dont elle diffère pourtant par le contenu et par la mélodie, elle écourte le texte initial et en modifie la construction. Quant à l’air noté par Michel Lefèvre dans son recueil il constitue un arrangement à partir de l’air chanté par Gabriel Holuigue.
Michel Lefèvre dit que Pierre Dezoteux se laisse aller parfois (car il était en définitive un lettré) à l’utilisation de mots, les chiffres par exemple, ou de tournures étrangères au langage paysan. La version Holuighe corrige d’instinct ces anomalies (in Chansons, hymnes et danses du Boulonnais du XIIIème siècle aux années 1930). Nous pensons pourtant que Dezoteux le lettré patoisant connaît parfaitement la prononciation du patois boulonnais...
Notre poète-cordonnier est ce que l’on pourrait appeler un faiseux de vers. Qu’il écrive dans le plus pur français de son époque ou dans son patois natal, la rigueur et la précision de l’écriture ne peuvent être pris en défaut. Cette longue chanson patoise (ce sont ses propres termes), en apparence anodine, est construite sur un assemblage de 19 strophes composées chacune de 6 vers de 7 pieds (dits à 7 syllabes au XVIIIème siècle) à rimes croisées, en commençant par une féminine. La musicalité des vers se trouve amplifiée par la richesse du langage.
Une lecture attentive montre que le poète utilise deux niveaux de langage qu’il met au service de l’histoire et fait transparaître dans l’écriture. Expliquons-nous. Nous l’avons vu dans le premier épisode, c’est Magritte qui raconte. De condition plus élevée que son amoureux, elle parle en utilisant des formules patoises un peu plus élaborées : ed’nos être joints nous deux..., que j’crus éch’momen heureux... Elle dit : j’ai rencontré..., j’ai deux cornettes..., j’ai aussi deux collerettes... Jean-Franchois, de condition plus humble, utilise un patois un peu plus prononcé : éj’says ben travailler..., ej’says ben faire él’mois d’Au... dit-il, vantant son courage et sa force. Mais quant il s’agit de pousser la séduction en énumérant ses tenues vestimentaires du dimanche, son langage devient plus «pointu» : j’ai eune casaque à Dimenche..., j’sus paré comme un Monsieu... Toute à l’excitation des préparatifs de son mariage (grande allure nous dit-elle), Magritte en perd très vite sa contenance langagière et donne du j’vays fair’ l’ tarte éd’confiture..., à Desvres j’ m’en iray queure. Cette forme ay (aïe, aille), bien spécifique du patois boulonnais, est toujours en usage de nos jours.
La langue constitue donc la première musique des Amours et Conclusions de mariage de Magritte et Jean-Franchois, et c’est Poësies que Pierre Dezoteux choisit comme titre pour son livre, qui comporte 27 chansons dont trois patoises. On ne sait pas dans quelles circonstances elles furent chantées, mais les titres Chanson bacchique, A mon cousin le jour de son mariage ou encore Couplets sur l’ancien Roi de Naples suggèrent qu’elles furent écrites et servies lors d’occasions publiques, familiales ou amicales, dans la tradition des noces et banquets... Si les chansons patoises indiquent des titres d’airs rédigés partiellement ou totalement en patois, toutes les autres indiquent comme airs des titres en français.
V'là d's aria, ma bonne mère, tel est l’air indiqué par Pierre Dezoteux... Nous devons reconnaître que nos recherches dans La Clé du Caveau, à ce titre ou à un titre proche, se sont révélées vaines. Nous n’avons pu nous aider d’une date d’écriture du texte par Dezoteux. Magritte se vante de ses toilettes à la Cagliostro... une mention qui indique que le texte a été écrit entre 1786, qui voit l’expulsion de Cagliostro, escroc mondain impliqué dans l’affaire du collier de la Reine, provoquer une mode vestimentaire dont raffolent les coquettes, et 1811, date d’édition du livre. Soit 25 ans... Difficile aussi de s’appuyer sur les enregistrements de messieurs Holuigue ou Eurin : bien plus que le caractère incomplet de leurs versions, c’est la déconstruction de la poésie, couplets ramenés de 6 à 4 vers et ruptures dans la versification, qui rend douteuse la recherche d’airs correspondant dans La Clé du Caveau.
C’est l’air 463 dit de Landerirette qui est retenu et va servir à la mise en musique du texte. Le propos des Amours et Conclusions de mariage de Magritte et Jean-Franchois étant de nature plutôt gaie, nous faisons le choix d’un tempo plus rapide pour porter cette belle humeur patoise. L’Abbé Corblet ne dit-il pas : le Picard ne manque pas d’élévation. Il a du nombre, de l’harmonie et de l’énergie. Sa bonhomie railleuse le rend merveilleusement propre aux sujets badins et enjoués ?
Voici donc l’chanchon Magritte, la version Coérémieu du texte de Pierre Dezoteux, pour violon et accordéon diatonique. Elle est jouée en tonalité de la mineur pour la majeure partie du texte. Au moment des réjouissances, le thème s’amuse à passer en majeur au son de la cornemuse et enchaîne par un clin d’œil sur la mélodie des maronnes de Mme Delassus : I n’iéra fameux tapage, dusqu’au matin o dans’ra ! Notre version est à écouter en cliquant sur l’image ci-dessous :
Partis en ce début d’été sur les traces de garçons un peu vantards, chantés par Monsieur Eurin et Madame Delassus, nous avions découvert une paysanne finaude qui racontait sa version de l’histoire... En chemin, nous avions rencontré un «savetier», se révélant cordonnier-poète et qui, maniant avec autant d’aise l’alêne que la plume, s’amusait à promener lecteurs et auditeurs dans une farce servie par une écriture proche du jeu littéraire. Nous nous étions aussi perdus dans des chemins de traverse, à la recherche d’un timbre qui garde encore sa part de mystère...
Mais nous avions le plaisir de valider une intuition première, celle du lien entre des bribes musicales éparses. Elles attestent, s’il en était besoin, de la façon dont les chansons se construisent et sont arrangées ou interprétées dans la tradition orale et populaire, avec les lacunes inévitables liées à la fragilité de la mémoire, mais aussi les arrangements de sens et la liberté des interprètes... Vlà des aria, ma bonne mère nous avait prévenu Dezoteux ! Si arias était bien le nom donné communément aux petits airs musicaux enjoués... il ne nous avait pas précisé qu’il avait aussi un autre sens, celui de politesse affectée, voire d'histoires et d'embarras. En voilà des embrouilles aurait-il pu dire aujourd’hui...
Notre enquête est arrivée à son terme. Pas de coupable à trouver, pas de sentence à donner. Juste le plaisir de chercher. Et de continuer à réfléchir : des trésors de littérature orale, de culture traditionnelle et populaire dorment. Souvent rassemblés par des passionnés, ils pâtissent de la fragilité des supports, de la difficulté de leur utilisation, comme sujet d’étude, d’analyse ou d’inspiration. Sans valeur marchande apparente, ils peuvent disparaître sans causer le moindre bruit. Il est plus que temps de trouver un cadre assurant les moyens de sauvegarde, de protection et de diffusion de l’ensemble de cette mémoire sonore, comme cela existe dans d’autres régions...
Mais c’est un autre sujet... Oz érons là aussi d’s étoupes à détouiller à nou quenoulle !
A lire :
Pierre Dezoteux, cordonnier poète (1742-1826). Christian Declerck, 2015.
Chansons, hymne et danses du Boulonnais du XIIIème siècle aux années 1930. Michel Lefèvre. Boulogne sur Mer, 1989.
La Clé du Caveau à l’usage de tous les chansonniers français, des amateurs, auteurs, acteurs du vaudeville et de tous les amis de la chanson. Pierre Capelle. Capelle et Renard, 1811. Une version sur wikisource permet d’écouter une partie importante des timbres en fichiers midi.
Table des titres et timbres utilisés par Pierre Dezoteux.
Catalogue des archives sonores et audiovisuelles sur les traditions orales. Portail du patrimoine oral. Fédération des associations de musiques et et danses traditionnelles.
Trois exemples de centres de valorisation des archives sonores : la Loure (Normandie), le Cerdo/UCP Metive (Poitou) ou encore Archives Départementales de Haute-Loire.
A écouter :
Presentation du collectage de Gabriel Holuigue. Michel Lefèvre. 1992.
Entretien Michel Lefèvre avec Mr et Mme Holuigue. Michel Lefèvre. Samer, 1992. (l’écoute attentive révèle que Mr Holuigue donne le véritable sens du mot retoupage, détaillé dans l’épisode 1)
Landerirette ou Landeriri. Théaville, base de données théâtre et vaudevilles.
La chanson Quand j’allos m’ner m’vaqu’ , collectage Traces 1986, est téléchargeable sur le site Mémoires du folk 59/62
La chanson J’ai tros belles paires ed’marronnes, collectage Marie Grauette, est téléchargeable sur le site Mémoire du Folk 59/62
Tros belles paires ed’marronnes. Groupe Marie Grauette (Musiques et Chants traditionnels d’Artois), 1978. L’intégralité de la K7 et son livret d’accompagnement sont téléchargeables sur le site Mémoire du Folk 59/62
J’a tros belles paires ed’ marrones (extrait). Rue du Fief , La Piposa. 1999
A regarder :
Une bergère avec une chèvre et deux vaches dans un pré. Rosa Bonheur, 1842.
Kermesse Flamande. David Tenier le Jeune. 1652
Bonus :
Le patois de chez nous. Gaston Couté par Gérard Pierron et Marc Robine
Nos remerciements chaleureux pour leur soutien et leur aide à Marie Christine et Patrick Bollier, chercheurs en danses traditionnelles, à Serge Thiriat, responsable des Soleils Boulonnais, et à Christian Declerck.
Sauf mention contraire, les illustrations de la page sont tirées des Aventures d’Adèle Blanc-Sec de Jacques Tardi. Qu’il nous pardonne cet emprunt à son grand oeuvre...
1 sept. 2015
Rappel du premier épisode :
Recherchant les liens unissant deux chansons collectées dans le Pas de Calais
dans les années 1980, nous avons établi, grâce à une troisième
source de collectage, que ces trois chansons étaient toutes
héritières d'un texte patois de Pierre Dezoteux,
cordonnier-poète natif de Desvres, qui le fit éditer en 1811.
Notre première intuition était donc confirmée.
Mais l’enquête n'était pas terminée
pour autant...