Jours plus courts, grisaille... c’est l’automne ! Nous voulions nous convaincre, avec la lumière douce d’octobre, que l’été de la Saint Michel et cette lumineuse Toussaint feraient passer son chemin à la mauvaise saison. Dans peu se dérouleront les cérémonies autour des monuments aux morts. Novembre est bien là !
En ce début de XXème siècle, on chante encore, au travail, dans la rue, à la maison, dans les champs... La radio en est à ses balbutiements. Les chansons diffusées par le biais de
petits formats, sont vendues par les colporteurs. On note les paroles, on apprend par coeur. C’est sans doute ce qu’a fait
Berthe Baudelle, née à
Blaringhem avec le siècle. Jeune fille lors de la première guerre mondiale, elle consigne dans son carnet, avec une belle écriture et une orthographe hésitante, les airs à la mode, romances sentimentales et chansons militaires ou nationalistes.... Parmi la centaine de titres, une curieuse chanson,
Ils ont peur, mêlant thèmes de berceuse, de fable moraliste, et critique sociale virulente :
Quand on a vingt ans pour notre france/Il faut partie pour être soldats/Dans temps celui qui avais de la chance au tirjache ne parter pas/Maintenant auprès d’une grosse légume/on dit que son fils est gaga que/toute l’année il a des ruhmes et/qu’il ne peut être soldat. Les rimes sont approximatives, plus que pour d’autres chansons du carnet. Qui en est l’auteur, mystère ! C’est incontestablement une chanson de ce début de siècle : la conscription, en 1905, remplace le
tirage au sort, de règle depuis 1802.
Ils nous font tirer au sort pour nous conduire à la mort chantait-on en 1810 dans le Languedoc. Mais le sort n’est pas alors identique pour tous, si l’on était riche, il était possible de se faire remplacer, en payant pour envoyer un pauvre à sa place. Berthe pensait que les règles avaient changé, mais elle chantait encore l’injustice d’un système qui arrache le petit soldat à sa
payse si chère pour préserver la tranquillité et les biens du millionnaire...
C’est le matin au point du jour/J’entends battre ce maudit tambour... Présente dans toutes les contrées francophones et connue sous différents titres, la chanson se décline au gré des mouvements et des conditions de vie des soldats. Pour entrer au service du Roi/il faut être grand et bien droit chante-t-on à Herve (Belgique) en 1890, alors qu’ailleurs on pourra entendre Pour être au service des Français/Il faut être jeune et bien fait... Vin clairet, brandevin ou bière (Le soldat mécontent) pour Messieurs les Officiers, caporaux, sergents, capitaines ou lieutenants selon les versions... et toujours de l’eau et des coups de canne pour la troupe ! Rien ne permet de dater précisément la chanson. Est-il question de la canne du tambour-major, ou de celle de l’officier ? L’un dit «recule» et l’autre dit «avance»; l’incompétence de l’état-major se conjugue avec sa violence. Utilisée pour indiquer les ordres à la troupe, la canne sert aussi à brimer et punir... Toutes les versions ne présentent pas les mêmes couplets, mais le sens commun est explicite : Va, j’te promets qu’à la première campagne/Les coups de fusil paieront les coups de canne...
S’ils s’obstinent, ces cannibales, /A faire de nous des héros, /Ils sauront bientôt que nos balles /Sont pour nos propres généraux (L’Internationale)... Sont-ils si éloignés, ces vers composés par Eugène Pottier en 1871 et mis en musique par Pierre Degeyter pour sa chorale ouvrière lilloise ? Le 4 août 1914, l’ordre de mobilisation est lancé. Louis Barthas, tonnelier, quitte son foyer du sud-ouest pour quatre années qu’il passera sur le front, le plus souvent en première ligne. Pacifiste convaincu, il consigne le journal d’ «une guerre déshonorante pour notre siècle, flétrissante pour notre civilisation», un journal qu’il rédige à son retour sous forme de 9 cahiers. Il écrit : «Juillet 1915-Secteur d’Angres-Lorette : Les journaux exaltaient constamment la sollicitude des chefs pour leurs hommes... Depuis des mois que la Tranchée Carbonnière était utilisée comme position de réserve, aucun n’avait eu le souci de faire aménager quelques abris. Il en existait pourtant quelques uns, occupés bien entendu exclusivement par les officiers, ces seigneurs modernes. Les soldats, dans la boue ! Cependant tous n’acceptaient pas philosophiquement leur sort (...) des cris de protestation s’élevèrent, quelques exaltés parlaient même de chanter l’Internationale, suprême cri de révolte des poilus.»
Des écrits qui répondent à ceux de Mathurin Méheut, présent aux mêmes dates en Artois. Il écrit à sa femme Marguerite : «C’est atroce, atroce ; il faut, on a le devoir d’arrêter cela, ce n’est plus la guerre de bravoure, de témérité ou de génie, c’est le charnier et le massacre».
Parfois, une part d’humanité réussit à s’imposer, dans l’horreur permanente. En décembre 1915, du côté de Neuville-Saint-Vaast, la pluie tombe depuis des jours, l’eau envahit tout, contraignant les soldats à sortir des tranchées pour ne pas se noyer. Louis Barthas note «On eut alors ce singulier spectacle : deux armées ennemies face à face sans se tirer un coup de fusil (...) Ah ! Si l’on avait parlé la même langue. Un jour un grand diable d’Allemand monta sur un monticule et fit un discours dont les Allemands seuls saisirent les paroles mais dont tout le monde saisit le sens, car il brisa sur un tronc d’arbre son fusil en deux tronçons dans un geste de colère. Des applaudissements éclatèrent de part et d’autre et l’Internationale retentit».
Manifestation isolée ? Léon Vuillermoz, agriculteur de Franche-Comté, «bien pensant» à la veille de la guerre note dans ses carnets en février 1916, peu avant l’attaque de Verdun «Quelques types de la première compagnie ayant chanté l’Internationale, la compagnie est punie pendant trois jours d’exercices supplémentaires»
(Frères de Tranchées, Marc Ferro).
Alors que l’offensive du Chemin des Dames a débouché sur un fiasco, la révolution éclate en Russie et les soldats russes s’élèvent contre la guerre. «Mai 1917-Secteur de Ste Menehould.
Un soir un caporal chanta des paroles de révolte contre la triste vie de la tranchée, de plainte, d’adieu pour les êtres chers (...), de colère contre les auteurs responsables de cette guerre infâme, et les riches embusqués qui n’avaient rien à défendre»
note le caporal Barthas. Adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes...
Passée à la postérité sous le nom de La Chanson De Craonne, écrite sur la musique d’un succès de 1911, Bonsoir M’amour, la chanson, longtemps associée aux mutineries de 1917, a déjà un passé derrière elle. Les recherches historiques et la collecte des carnets de chansons, souvent du fait de musiciens traditionnels, présentent d’autres versions, parfois antérieures, localisées à Lorette, à Verdun ou encore Merkhem (Belgique). Elles diffèrent par les titres ou dans la formulation des couplets, Sur le plateau de Lorette,
La vie aux tranchées, Quand au bout de huit jours
(carnet de Berthe Baudelle), ou La relève dans les boyaux
(version belge de Merkem), pour ne citer que quelques exemples. Des différences qui, loin d’affaiblir la portée du texte, attestent au contraire d’une adhésion en différents points du front, et d’un sentiment d’injustice totale face à la boucherie et à l’horreur quotidienne.
L’armistice est signé le 11 novembre 1918, après quatre années d’une guerre qui fait disparaître près de 3,5 millions d’hommes dans un face à face inhumain, et laisse un nombre tout aussi effroyable de blessés, 3 millions rien que pour la France... «Le «nous progressons» des journaux, quelle blague ! Nous résistons à peine, en ce coin au moins»
écrit Mathurin Méheut en novembre 14.
Durant ces 4 années de guerre, l’Etat-Major communique à tout va, relayé par une presse essentiellement servile et par des artistes qui trouvent dans les thèmes va-t-en-guerre un espace privilégié pour mener carrière. C’est à cette époque que le terme bourrage de crâne
se répand... «Mai 1917 (Argonne)
. Qu’importait le chiffre de pertes humaines, ce qui comptait c’était pouvoir alimenter les communiqués, de maintenir comme ils disaient l’activité du front, d’épater ces bonnes pâtes de patriotes civils de l’arrière par le récit de nos exploits. Avoir fait reculer les Allemands de quelques hectomètres c’était suffisant, héroïque, mirobolant»
: un bourrage de crâne que Louis Barthas, durant tout le conflit, n’aura cesse de dénoncer, à l’instar de la chanson C'qu'on n'disait pas dont on peine aujourd’hui à trouver auteur et sources...
Décembre 1915. A l’issue de l’inondation terminée en acte de fraternisation entre soldats français et allemands, Louis Barthas écrit : «Qui sait ! Peut-être un jour sur ce coin de l’Artois on élèvera un monument pour commémorer cet élan de fraternité entre des hommes qui avaient horreur de la guerre et qu’on obligeait à s’entretuer malgré leur volonté»
. En 1919, enfin démobilisé, il écrit «Et dans les villages on parle déjà d’élever des monuments de gloire, d’apothéose aux victimes de la grande tuerie, à ceux, disent les patriotards, qui «ont fait volontairement le sacrifice de leur vie». (...) Je ne donnerai mon obole que si ces monuments symbolisaient une véhémente protestation contre la guerre, l’esprit de la guerre (...). Ah ! Si les morts de cette guerre pouvaient sortir de leur tombe, comme ils briseraient les monuments d’hypocrite pitié, car ceux qui les y élèvent les ont sacrifiés sans pitié».
100 ans après cette guerre, que dirait le caporal Barthas des «retombées touristiques» et «manne escomptée» attendues de ces morts ?
Un grand merci à Nadine Jadin-Pouilly et Anne Cuvelier (Cie Tant qu’à faire), ainsi qu’à Christian Declerck (Mémoires Folk 59/62) pour leur aide.
A écouter :
Bonsoir m’amour. Jean Sablon.
C’est à Craonne sur le plateau/C’est à Verdun au fort de Vaux. Henri Déhais/Léon Frachet. Corsaire éditions, 2014.
La complainte des ramasseux d’morts. Gaston Couté. Gérard Pierron.
La butte rouge. Francis Marty. Anthologie de la chanson française, année 1922.
Comment faire une histoire des sons de la première guerre mondiale ? La Fabrique de l’Histoire, 2014.
Vu du front. Représenter la Grande Guerre. La Fabrique de l’Histoire, 2014.
La musique au fusil. Claude Ribouillault. La Matinale de France Musique, 2014.
La chanson de Craonne, chantée par Denis Cacheux, est extraite du cd Moi, j’m’en fous ! Cie Tant qu’à faire, 1998.
La chanson C’qu’on n’disait pas, chantée par Nadine Pouilly et Denis Cacheux, est extraite de la K7 Absinthe et Bergamote, dont l’intégralité est téléchargeable sur le site Mémoire du Folk 59/62. Texte retranscrit ici. Nous sommes à la recherche de tout renseignement concernant cette chanson. Si vous en avez, contactez-nous.
A lire :
La version La relève dans les boyaux est présentée dans le catalogue Entendre la guerre. Sons, musiques et silences en 14-18. Gallimard, Historial de la Grande Guerre, 2014.
La chanson de Craonne est née à Ablain Saint-Nazaire. JJ Révillion . Mémoires du folk en Nord-Pas de Calais, 2014.
L’offensive du Chemin des Dames. Revue Hérodote.
La Chanson de Craonne-Enquête sur une chanson mythique. Guy Marival. Regain de lecture, 2014.
Désobéir : Les mutineries de 1917. Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine.
Un 11 novembre antimilitariste à Gentioux. Huffington Post, 7/11/2009.
100 ans après, la voix des fusillés de la Grande Guerre. TV5 Monde, 2014.
A regarder :
Jean-Pierre Bonfort : sur les pas de Louis Barthas; 1914-1918. L’oeil de la photographie, 2014.
14-18 : «On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels». Michel Collon, Denise Vindevogel. 2014.
Des armes et des mots (dossier de présentation). Jan Peter, Arte, 2014.
La Grande guerre en dessins. (visite du site par les onglets Thèmes ou Auteurs)
Politische Zeichnungen. Frans Masereel. Berlin, 1920.
Les sentiers de la gloire (1) et(2). Stanley Kubrick. 1957.
Bonus :
Les Traine-Misere. Denis Cacheux (paroles de JB Clément, musique de Marcel Legay). Moi, j’m’en fous ! Cie Tant qu’à faire, 1998.
J’accuse (extrait). Abel Gance. 1938.